La pauvreté de masse en Afrique Noire, effet d’un système endogène de domination politique.

Les causes endogènes de la pauvreté en Afrique Noire. N°3.

En quoi consiste le dispositif fonctionnel des sociétés lignagères précoloniales ? Selon nous la pauvreté de masse, résulterait  de la transposition de ce dispositif dans les nouveaux modèles économiques postcoloniaux. Cette transposition obéit à un objectif politique spécifique qui explique sa résilience. La pauvreté de masse permet de maintenir la société sous la tutelle du pouvoir politique en Afrique Noire. Elle garantit la reproduction de l’ordre établi.  

Démontrons notre hypothèse par des données historiques concrètes. L’historien Olivier Pétré Grenouilleau (cf « Les traites négrières ») montre, en effet, que le dispositif socio-économique fonctionnel des sociétés africaines du passé se caractérisait par une séparation radicale politiquement déterminée entre une sphère d’autoconsommation villageoise et une sphère du grand commerce. Ce cloisonnement quasi étanche garantissait la survie de l’ordre lignager dans le contexte d’une économie de marché. La libre circulation du numéraire, risquant de provoquer dans la société des enrichissements personnels non contrôlés, les élites lignagères s’attachaient à restreindre la diffusion de l’économie marchande dans le reste de la société. Une accumulation personnelle incontrôlée du capital financier était en effet susceptible d’ouvrir la porte à une appropriation privée des sols et de conférer à leur détenteur un pouvoir politique à même de déstabiliser l’ordre établi.

Comme le notent les historiens et anthropologues de diverses écoles, tels Olivier Pétré-Grenouilleau, Claude Meillassoux et Catherine Coquery Vidrovitch, le dispositif consistait à faire du grand commerce le domaine réservé de l’élite dirigeante, du pouvoir politique chargé de la redistribution des richesses et de l’entretien de l’Etat. Ce dispositif politique interdisait l’exercice du commerce aux sujets nationaux. Ces derniers pourvoyaient aux besoins de l’autoconsommation villageoise dans les activités agricoles. Le moyen commerce était le domaine réservé des étrangers, de passage ou implantés de longue date dans le Royaume ou l’empire. Le pouvoir entretenait avec ces commerçants étrangers des relations de clientèles et de protection. Dans le royaume Akan au Ghana, sous le règne d’Osei-Tutu, entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, par exemple, « il était  interdit aux sujets Ashanti proprement dits de pratiquer le commerce, c’est-à dire d’user de l’opportunité d’accumuler des richesses, donc un pouvoir, qui aurait pu porter atteinte à la suprématie royale. » (cf Catherine Coquery Vidrovitch : Afrique Noire. Permanences et ruptures.) En ce royaume, «  les activités marchandes  liées au pouvoir » lui étaient subordonnées. « La minorité des commerçants (Musulmans ou Diula) » y demeurait, note Coquery Vidrovitch, « une communauté étrangère surveillée, voire rançonnée par l’Etat ». Claude Meillassoux nous apprend, de même, que «  dans l’ancien royaume du Sin (Sénégal actuel) vers le XVème siècle, l’enrichissement d’un homme du commun était considéré par la cour comme subversif. Le bur (le souverain) envoyait ses ceddo (estafiers) razzier ce parvenu, à moins qu’il ne lui rendit visite pendant plusieurs jours, vidant ses réserves et repartant couvert de cadeaux ». (Cf. Anthropologie de l’esclavage : le ventre de fer et d’argent) Meillassoux précise que « l’économie marchande et productive suscite à l’intérieur du royaume le danger politique d’un enrichissement hors naissance et lorsque cette menace devient trop vive, l’aristocratie ne tolère pas que se constitue dans sa mouvance une classe non plus cliente, mais rivale ». Il fait remarquer que « le commerçant est dans ces royaumes, le plus souvent un  étranger  presque toujours tenu à l’écart du pouvoir en vertu de son extranéité ». Meillassoux précise que  «  ceux que leur longue implantation a convertis en sujets du roi sont tenus en lisière ou fauchés lorsqu’ils deviennent trop riches ».

Soit-dit en passant, la présence massive des diasporas étrangères dans les niches professionnelles à forte rentabilité financière, telles l’import-export en Afrique Noire, ne pourrait-elle pas trouver sa raison explicative dans la transposition de cette tradition précoloniale ? Relativement à cette fonction politique stratégique du commerce et de l’enrichissement personnel dans les royautés et empires de l’Afrique précoloniale, Emmanuel Terray  fait aussi remarquer que, dans le royaume Abron, « l’acquisition des richesses » ne pouvait «  se poursuivre comme activité autonome que dans des limites assez étroites » Il souligne que « la richesse  amassée à l’intérieur de ces limites n’apporte pas par elle-même l’influence et la puissance politique. Un homme qui s’est constitué une certaine fortune ne peut espérer la conserver, l’accroître et la faire servir à ses ambitions sociales et politiques que s’il la met à la disposition du pouvoir constitué ».

En Afrique Noire, selon toute vraisemblance, ce contrôle politique traditionnel de l’économie a été transposé dans  le modèle de l’économie étatisée postcoloniale. Il est aussi permis de penser que ce contrôle politique de l’économie n’a pas été brisé par  la désétatisation. Les anciens canaux de contrôle ont permis de conserver  l’économie dans le giron de la politique à l’ère du libéralisme économique. La migration des politiciens vers le monde de l’entreprise, l’utilisation d’hommes de paille dans le monde du commerce intérieur et du commerce à longue distance  ont permis de rééditer, sous de nouvelles formes, la tutelle politique de l’économie. Le dispositif fonctionnel de reproduction du modèle économique lignager continue donc d’opérer dans la nouvelle économie de marché avec laquelle il est cependant en contradiction. Mis en œuvre dans les nouvelles formes d’économie marchande, il génère mécaniquement de la pauvreté de masse. Il accroît les déstructurations internes provoquées par l’ancienne tutelle coloniale. Il démultiplie les effets négatifs de la face sombre du libéralisme économique et du capitalisme financier.

Cette pauvreté de masse, n’est cependant pas fortuite. C’est le maillon essentiel d’un système de reproduction du pouvoir. La restriction de l’accès au numéraire a un objectif politique spécifique. Organiser politiquement la pauvreté  de masse, permet  de reproduire un système de domination et d’inégalité. La précarisation du plus grand nombre entretient la dépendance de la société envers le pouvoir politique. Dans les sociétés modernes africaines encore structurées selon le modèle des lignages  et des castes, cette pauvreté de masse  permet de maintenir les anciennes hiérarchies, et de figer les rapports sociopolitiques.

 Pour pouvoir lutter efficacement contre la pauvreté de masse en Afrique Noire, il faut, d’une part, prendre conscience du mécanisme endogène qui le produit. Il faut, d’autre part, œuvrer à le briser à travers une appropriation sociale de l’économie. Cette appropriation sociale de l’économie, passe par une démocratisation effective des régimes politiques en Afrique Noire (A suivre)

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