LE CHRISTIANISME EN AFRIQUE : SE CONVERTIR À L’UNIVERSEL?

Pr Kouadio Augustin Dibi

Professeur Titulaire de Philosophie

Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan

LE CHRISTIANISME EN AFRIQUE : SE CONVERTIR À L'UNIVERSEL?

Contribution publiée dans COMMUNIO,  REVUE CATHOLIQUE INTERNATIONALE, Numéro XXI, 6, Novembre – Décembre  1996, pp 117-123


Que désirait l'Afrique, en demandant l'entrée dans l'Église universelle? Une fois ouverte la porte de la maison pour y être accueillie, s'y sent-elle pleinement  chez elle? Plus fondamentalement, honore-t-elle l'engagement pris, celui de ne venir à la vie qu'en offrant à Dieu, tel un cierge, la combustion intérieure de tous les instants de sa vie ?

  Pareilles interrogations ne pourront pas manquer de surprendre. L'on me dira en effet que l'Afrique s'est surprise à vivre une religion qu'elle n'a pas  choisie, à s'ouvrir à des significations prêtées ou imposées, et qu'en outre, les modes historiques de l'évangélisation en cette terre n'ont pas toujours su laisser venir au jour les conditions de la vraie rencontre avec la Source d'eaux vives.

Sans doute de telles circonstances n'ont pas à être niées ; toutefois, sauraient-elles rendre raison de la manière dont la figure du Christ est reçue et vécue quotidiennement en Afrique ? Les surdéterminer, c'est poser un terme extérieur dont dépendraient tous les moments du vouloir : ce qui signifierait que n'est pas encore accueilli ce qui est à accueillir ! En effet, si nous portons  notre croix et que nous suivons le Christ, toute causalité extérieure ne se voit-elle pas dominée pour nous mettre en face de notre liberté, une liberté qui, dans la  mesure où elle naît et renaît de l'esprit, ouvre à l'homme la possibilité d'être pleinement lui-même? C'est une illusion, semble-t-il, de revenir sans cesse aux blessures que l'Afrique a connues dans le passé pour  justifier sa relation au présent, là même où est proposée une parole de liberté qui doit donner à tout homme l'impulsion qui le rendra disponible à l'appel du ciel pour trouver le sens de sa vie.


La disponibilité africaine : pierre d'attente du christianisme?
 

            Les termes qui permettent habituellement de saisir ce en quoi  consisterait en substance la manière d'être africaine sont la solidarité et la spontanéité. Il y aurait comme une sorte de lien premier aux choses, un lien qui, avant toute réflexion, de tout  temps, a ordonné l'homme africain à une ouverture charnelle à l'univers, l'installant dans l'accueil de ce qui est hors de lui, comme pour   répondre à une voix venue de l'intime constellation des choses. Ici, l'existence est être soi-ensemble-avec les autres, avec les vivants et les morts, dans le fleuve de la vie, comme cercle de l'unité indissoluble du commencement et de la fin : elle s'exprime comme désir intense d'une communion  fortifiante. Sous cet aspect, ne serait-on pas tenté de considérer  l'exister africain comme disponibilité, au sens où Gabriel Marcel  entend ce mot, c'est-à-dire l'ouverture à une réalité où le plan du soi-même et de l'autre se trouve transcendé?


            Cette ouverture à l'autre n'est-elle pas, en effet, présente dans tous les moments de la vie africaine? Elle se lit déjà dans les modalités concrètes de la relation à la terre, à ce qui produit, porte et sauvegarde. Pendant le moment des récoltes, les paysans dans les villages ont pour coutume de ne pas arracher les tubercules d'igname ou de manioc en bordure de leurs champs, en pensant à un être que le destin y pourrait conduire et qui aurait faim. Cette attitude ne semble-t-elle pas en relation intime avec un passage de l'Ancien Testament où Moïse s'entend communiquer des indications relatives à la manière  dont Dieu veut être servi ? Il est dit : « Quand vous moissonnez, vous ne couperez pas les épis qui ont poussé en bordure de vos champs, et vous ne retournerez pas ramasser des grappes oubliées ou les graines tombées par terre. Vous les laisserez pour les pauvres et pour les étrangers. » (Lévitique 19,9-10.)


            Une existence toujours prête à se dilater et à s'étendre à tous les souffles de la réalité dans la quête d'une communion à l'ultime, ne pourrait-elle pas être considérée déjà, dans une sorte d'accord intérieur, comme en attente de la parole du Christ, horizon de tous les horizons, feu animant le soleil et toujours identique à soi, même quand le soleil connaît des changements?
 

Les difficultés de l'évangélisation en Afrique : vraie ou fausse communion?

Pourtant, un regard sur le présent africain révèle que cette parole ne reçoit pas toujours l'écho qui lui revient : celui de tout  innerver, de polir ce qui est brut, afin de faire de nous des enfants et des serviteurs de l'Esprit saint. Il suffit de considérer, par  exemple, les violences ethniques au Rwanda ou au Burundi, pour se demander comment de tels actes ont pu être commis par ceux-là mêmes qui avaient reçu l'eau du Baptême ! Que signifie pour l'Afrique cette Eau? C'est alors qu'il faut conduire une réflexion critique sur la solidarité et la spontanéité africaines. Le cercle de l'unité de la vie et de la mort signifie que tout vient du même fleuve, que tout procède de la même paternité. Toutefois, cette expérience pourrait ne s'inscrire qu'en des moments incapables de se libérer de leur condition de moments, afin de s'abîmer en quelque chose de plus profond qu'eux-mêmes.

            La communion est l'union dans un même état d'esprit. Elle signifie donc que je sors de mon moi. En ce sens, elle renvoie à la notion d'expansion ; or l'expansion exprime une articulation de soi en soi qui ne signifie pas une sorte d'élargissement horizontal du contenu. Il s'agit plutôt d'une conversion et donc d'un acte transfigurant la forme et le contenu, dans une intériorisation de ce que l'on acquiert à l'extérieur. Certes, l'étranger, venu de très loin, est reçu, et l'on peut dire que la relation de sang, déterminée par l'immédiateté naturelle, est dépassée en vue d'une fraternité au-delà de l'ethnie ! Toutefois les violences ethniques et les exclusions au nom de la tribu révèlent que le fond naturel est, à chaque fois, sur le point de renaître parce que, peut-être, le lointain est envisagé selon les seules catégories de la spatialité et non de la temporalité.


            Si nous recevons l'étranger avec le sentiment qu'il a parcouru des distances pour se rendre chez nous, à travers l'espace qui s'étend à l'infini, il se peut bien qu'un jour s'éteigne la flamme qui nous portait à l'accueillir spontanément, puisqu'il est  toujours possible, logiquement, de parcourir l'espace ! Tant que persiste l'appréhension de l'altérité dans les limites des
catégories spatiales, l'autre en général ou le prochain n'est pas irruption perpétuelle du nouveau dans la lézarde des choses et  du monde. L'accueil n'est véritable que comme accueil de ce qui est durée, là où peuvent être franchies les limites de ce que nous appelons nature. N'est-ce pas ce à quoi nous invite le Christ lui-même, en exigeant de nous que nous nous dessaisissions de toute adhérence à l'être-là naturel, si nous voulons le suivre ? Le Christ dit : « Celui qui vient à moi doit me préférer  à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs  et même à sa propre personne. Sinon il ne peut être mon disciple. » (Luc 14, 26.)

            Père, mère, femme, enfants, frères et sœurs constituent, pour ainsi dire, le cercle d'une relation naturelle. Je ne puis, pour un ailleurs incertain, quitter ce cercle parce qu'il m'apporte une chaleur sécurisante. Le Christ, précisément, me demande de l'abandonner pour une aventure où je n'aurai au fond, pour  unique certitude que de mettre en péril non seulement mon avoir, mais aussi mon être ! La graine enfouie dans la terre ne pourra devenir une plante qu'à la condition de se débarrasser  des écorces qui l'entouraient pour s'ouvrir à la lumière du jour. En me demandant de le préférer à ma famille et à ma personne, le Christ m'invite à une descente en profondeur, à mourir à moi-même, afin de renaître à une autre vie. Les relations naturelles que je possède et qui me procurent une sécurité, ne se révèlent-elles pas, au fond, comme des dettes, et ne vaut-il pas mieux ne rien posséder que d'avoir des dettes? Ces relations me rendent prisonnier de la sphère de la nature. En me reposant sur elles et en elles, je me dépose au lieu de chercher à monter.


            Nous savons que la Bonne Nouvelle doit innerver tous les hommes et les conduire à une communauté vivante enracinée dans le Christ. Les enfants de Dieu ayant reçu l'eau du Baptême doivent travailler à agrandir sur terre leur maison, mais c'est précisément afin que ce qui est en bas soit comme ce qui est en haut, que la volonté du Père soit faite « sur la terre comme au ciel ». L'extension de la communauté christique exprime le rassemblement de ce qui est épars, en vue d'une montée, d'une ascension. Sous cet aspect, le rôle de la subjectivité dans l'aventure du Christ n'est-il pas central? La parole du Christ propose, invite. Comme telle, elle est, en son essence, décision. Le Christ lui-même – en tant que singulier qui est universel – dit la subjectivité libre infime. Sans doute, il est né un jour et en un lieu, mais n'a-t-il pas toujours déjà exprimé la vanité de toute présence en référence à une présentation? Les disciples le voient, le touchent, le sentent, l'entendent; mais au moment même où ont lieu ces faits, ne convient-il pas de dire qu'ils l'ont vu, l'ont senti, l'on entendu ? Ces faits ont la signification de l'essence, de l'être intemporellement passé. Comme l'écrit Hegel, « cet homme singulier donc, sous les espèces duquel l'essence absolue est révélée, accomplit en lui comme entité singulière le mouvement de l'être sensible : il est le Dieu immédiatement présent. Aussi son être trépasse dans l'avoir été »[1]. Si tous les cieux ne l'ont pu contenir, comment la terre le pourra-t-elle? L'être du Christ consiste dans l'avoir été, dans le déjà passé, son épaisseur n'étant rien d'autre que la fine pointe de la subjectivité.


Le rôle central de la liberté dans l'accueil de la Parole.


            La culture africaine permet-elle une expression adéquate de ce moment de la subjectivité libre ? Les différences n'y sont pas assumées par la médiation du moi pour constituer une totalité unifiée ; le plus souvent au contraire, celle-ci se développe en une expansion discontinue qui s'efforce en vain de comprendre le tout. Aussi la parole du Christ semble accueillie en cette terre avec un enthousiasme auquel font défaut les ressources de sa propre revitalisation. Elle est entendue et reçue aussitôt avec joie, mais comme elle ne parvient pas à s'enraciner profondément, elle s'affaiblit et disparaît quand il lui faut affronter la dure nécessité. Alors l'autre, en dehors des relations de sang, n'est plus un frère : je le considère comme bouchant mon horizon et je cherche à l'exiler loin de moi.

            Que la Parole n'arrive pas à se faire vie, au sens d'une décision engageant notre être entier, on le voit manifestement en Afrique, lorsqu'un pays confronté à des guerres ou à des calamités naturelles a besoin de notre aide afin de retrouver la goutte d'eau d'un nouvel espoir. Pour venir en aide à la Somalie en proie à des violences sans nom, on a vu, en France, des écoliers offrir chacun un paquet de riz sans qu'en Afrique des communautés s'organisent spontanément dans un élan de solidarité pour partager la souffrance de personnes auxquelles pourtant les lie le destin !

            Ceci ne saurait se justifier par la pauvreté économique des communautés. Être indifférent à l'égard de ce qui a lieu hors de la sphère immédiate de mon existence présuppose que n'est  véritablement réel et plein que ce qui s'étend ici et maintenant  devant moi ; seul compte le mode immédiat sous lequel la vie me fait signe. Il suffirait pourtant de demander : d'où la vie est-elle venue me faire signe ? Alors les choses prennent un autre sens pour m'inviter à comprendre ce qu'est le prochain. Le prochain n'est-il pas l'enfant somalien en train de mourir ? N'est-il pas, primordialement, un visage fragile et vulnérable? Le visage me regarde toujours pour m'ordonner une responsabilité éthique, comme l'a vu Emmanuel Lévinas. Sans doute, je peux chercher à me dérober à son regard, à me cacher, comme le prophète Jonas dans un bateau ou même dans le ventre d'un poisson ! Toujours cependant me poursuit le regard de mon prochain…

            Je n'ai pas besoin de la présence physique de l'autre pour qu'il soit mon prochain. Il l'est du fait même qu'il existe, enfant de notre Père qui est dans les cieux, lequel, faisant lever son soleil aussi bien sur les justes que sur les méchants, nous convie à une fraternité au-delà de la naturalité : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens n'agissent-ils pas de même?» (Matthieu 5,46-47.) Saluer seulement mes frères signifie que le Dieu éternel qui, chaque jour, me permet de voir clair et de saluer, en dressant dans le ciel une tente au soleil afin d'aller de l'est à l'ouest, n'a aucune réalité pour moi ! Son sanctuaire n'est-il pas souillé quand, dans des églises et des couvents au Rwanda, l'on massacre ses enfants et ses serviteurs ?


            Parce que « le jonc ne pousse pas en dehors des marais, ni le roseau à l'écart des endroits humides » (Job 8,11), c'est dans les faiblesses de la culture africaine qu'il faudrait chercher les raisons majeures des difficultés rencontrées dans l'enracinement du message christique. Ne manque-t-il pas à cette culture de penser la liberté comme une tension vers un pôle infini? L'orientation première n'y étant pas la certitude intérieure de la subjectivité, une forme culturelle ne pouvait émerger qui soit la recherche d'une idéalité infinie, d'une vie se réglant sur la vérité idéale comme norme universelle de toute vie et de la tradition. Aussi longtemps que l'homme n'est pas éprouvé en son infinie liberté, comme n'étant enchaîné à rien, pas même à soi, la substance ne sera que substance. Si l'Absolu est éprouvé, pour ainsi dire, dans ce qui est clos et non comme se déployant à ciel ouvert, il ne peut que difficilement trouver un sol d'enracinement.


            Pour avoir pensé l'assomption du message christique trop souvent en termes d'inculturation, d'adaptation à la tradition africaine, sans une critique en profondeur de cette tradition qui ne permet pas à la substance de se libérer en concept, la reprise africaine du christianisme s'est privée de saisir l'essence authentique de la liberté comme pouvoir de déterminer pleinement notre existence et de restituer à chacun d'entre nous cela même qui nous fait  hommes, c'est-à-dire la liberté comme conversion, transfiguration des limites de la nature.

Pr Kouadio Augustin Dibi

Professeur Titulaire de Philosophie

Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan

 

 

 


[1] Phénoménologie de l'Esprit, traduction Jean-Hyppolite, tome 2, Aubier, 1941, p. 270.

 

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