Les causes endogènes de la pauvreté en Afrique Noire. (2ème partie).

En Afrique Noire, l’économie de marché et la démocratie ne sont pas encore parvenus à briser les mécanismes de reproduction sociale, à permettre l’ascension sociale, à faire émerger une classe moyenne.  Dans une sorte de fatalité, l’économie de marché, qu’elle soit contrôlée hier par un Etat fort  ou couplée aujourd’hui à un Etat démocratique libéral, semble produire invariablement  les mêmes effets : la concentration du pouvoir économique et politique dans les mains d’une minorité, la pauvreté et la misère de la majorité, la domination, l’exclusion sociale, l’inégalité et l’injustice. Les capitaux massifs déversés par le rush économique des pays émergents tels la Chine aujourd’hui ne parviennent pas initier une transformation qualitative des économies en Afrique Noire. Le libéralisme économique se réalise concrètement comme mercantilisme et affairisme. Il creuse les inégalités et accroît la marginalisation sociale. La démocratie tend, de plus en plus, à prendre le visage inquiétant d’une démocratie procédurale sans substance de type partitocratique.

Cette bipolarisation persistante des sociétés de l’Afrique Noire indépendante ne peut plus être exclusivement expliquée par l’exploitation capitaliste des Africains par un Occident anciennement colonisateur. Reprise par certains dirigeants africains lors du récent sommet Chine-Afrique de Johannesburg, (Cf : http://www.jeuneafrique.com/depeches/284782/politique/sommet-chine-afrique-solution-africaine-aux-conflits-continent/), l’accusation permanente des anciens colonisateurs dans une Afrique désormais indépendante depuis des décennies, sonne plutôt comme une démission politique et un camouflage des responsabilités locales quant aux phénomènes de la pauvreté de masse et du mal-développement. La dénonciation récente par le Pape François, de la prévarication, de l’injustice et de l’exclusion sociale, de la concentration du pouvoir et de la richesse dans les mains de minorités locales donne, d’ailleurs, la pleine mesure d’un phénomène qui ne tient pas exclusivement à la prédation néo-colonialiste et aux excès du capitalisme financier de nos jours.

Une série d’indices, tels l’économie ostentatoire et l’habitus persistant du monopole gérontocratique du pouvoir politique, tendent en effet  à prouver  qu’en Afrique Noire, les infrastructures de la modernité économique et politique semblent être surdéterminées par une logique endogène supérieure qui leur fait reproduire un modèle économique et sociopolitique ancien. L’histoire africaine semble reproduire en ses différentes époques les variations d’un thème unique. Elle répète un système séculaire qui concentre le pouvoir économique et financier au niveau du pouvoir politique et de ses clientèles civiles.

En cette Afrique Noire du XXIème siècle,  le mode de production et d’échange, les rapports entre le pouvoir et la société  semblent être encore,  à quelques différences près, les répliques du modèle lignager précolonial. Illustrant cette transposition contre-productive des structures et des mentalités qui récuse autant les valeurs économiques modernes  de liberté d’entreprise que les valeurs politiques modernes  d’égalité, de citoyenneté et de liberté , un chef d’Etat africain bien connu,  n’hésita pas à traiter son successeur de  descendant d’esclave inapte, de ce fait, à diriger l’Etat. Les populations rurales et les populations citadines sont donc respectivement confinées au niveau de l’agriculture et du petit commerce informel de subsistance. La commercialisation sur le marché international des cultures de rentes et des ressources minérales à forte rentabilité financière est le monopole de l’Etat et d’un groupe d’allogènes clientélisés par le pouvoir politique. La plupart des élites, potentiels capitaines ainsi perdus pour l'industrie, sont fonctionnarisées dans l'administration d'un Etat tutélaire. Au sein de l’administration supérieure de cet Etat, la crème de cette élite officie en qualité de gardiens de l’ordre établi. Classe moderne des griots traditionnels, une partie de cette élite opère en qualité de courtisans et d’hagiographes du détenteur du pouvoir suprême, une sorte de nouveau Roi ou de nouvel empereur dans les Etats modernes d’Afrique Noire. Le pouvoir politique contrôle la société, gère le capital et le redistribue dans l’optique de sa propre reproduction. La résilience de la culture de dévolution et d'alternance monarchiques, coutumières et familiales du pouvoir, est un indice symptomatique de ce passéisme.

Comme nous le soulignions donc plus haut, la démocratisation du régime politique et la libéralisation du régime économique  en Afrique Noire ne parviennent pas à transformer qualitativement l’ordre socio-économique et politique traditionnel. Hier comme aujourd’hui, l’économie de marché, malgré les apparences,  ne se diffuse pas ou très peu dans le reste de la société. Elle n’en modifie pas la structure profonde. L’ordre socio-économique des sociétés d’Afrique Noire moderne est encore, jusqu’à nos jours, caractérisé par la coexistence d’une agriculture de subsistance et d’un commerce à longue distance séparés par une cloison quasi étanche. Cette économie informelle de subsistance est structurée selon le modèle villageois d'autoconsommation. Elle est le domaine d’activité du plus grand nombre de la population. La sphère du grand commerce, organisée selon un modèle industriel, est quant elle réservée à une minorité. La première catégorie sociale, la plus nombreuse, est caractérisée par son dénuement et par la précarité de ses conditions de vie. La seconde fait étalage de ses richesses et s’illustre  par son mode de vie ostentatoire et dispendieux. Cette situation est paradoxale dans une modernité où le modèle économique dominant construit la production des richesses publiques sur le couple investissement/redistribution, sur la mobilité des catégories sociales de la nation, et sur la mobilisation sans restriction et sans discrimination de tous les génies créateurs du peuple.

Cet état de fait oblige à rechercher les raisons de la pauvreté des masses africaines et de la précarité emblématique de leur condition de vie  au-delà des causes exogènes souvent invoquées, telles la colonisation et la dépendance néocoloniale. Ces causes exogènes n’expliquent qu’en partie le paupérisme africain. La transposition du dispositif fonctionnel de reproduction des sociétés lignagères précoloniales dans l’économie moderne de marché est le mécanisme reproducteur réel de la pauvreté du plus grand nombre et de la concentration de la richesse et du pouvoir dans les sociétés d’Afrique Noire. Cette matrice démultiplie les conséquences de la face sombre du libéralisme économique moderne. Pour pouvoir lutter efficacement contre la pauvreté de masse en Afrique Noire, il importe donc préalablement de prendre conscience de ce dispositif fonctionnel du mode de production lignager. Sa transposition dans les modèles socio-économiques et politiques modernes entretient la bipolarisation des sociétés d’Afrique Noire. Il provoque divers blocages en générant une économie de type ostentatoire, en entraînant le gaspillage des richesses publiques, en cultivant le monopole et en stérilisant les énergies créatrices. En quoi consiste donc ce dispositif fonctionnel qui tend à anéantir les potentialités émancipatrices de l’économie de marché en Afrique Noire? (A suivre)

 

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