Gros plan. Construction de la Nation : Bédié, l’anti-Houphouët

Ambroise Tiétié

Journaliste Professionnel

Au Rassemblement (quotidien ivoirien)

Gros plan.  Construction de la Nation : Bédié, l’anti-Houphouët

Dans un discours prononcé le 07 août 1964, à Bouaké, à la faveur de la célébration de la fête de l’indépendance, le président Félix Houphouët-Boigny a dénoncé, en des termes suffisamment clairs pour ne souffrir d’aucune interprétation tendancieuse, le repli communautaire ou identitaire, le tribalisme ou le clanisme   et bien d’autres travers dirimants pour la construction de la Nation. Des décennies plus tard, l’un de ses plus illustres héritiers, Henri Konan Bédié, pour ne pas le nommer, prend le contrepied des sages recommandations du grand homme.

‘’La Nation peut comprendre des Gouros, des Bétés, des Baoulés, des Yacoubas, des Dioulas, des Tagbanas, des Senoufos, des Attiés, des Ebriés, des Koulangos, des Koyakas et bien d’autres ethnies comme la France, par exemple, comprend des Bretons, des Auvergnats, des Basques, des Alsaciens, des Lorains, et tutti quanti. Mais, la Nation ivoirienne est une. Elle n’appartient pas plus à une ethnie qu’à une autre. Il n’y a, en Côte d’Ivoire, que des citoyens libres et égaux en droits et en devoirs. Aussi, dans notre langage, dans notre comportement, qu’il ne soit plus question de tributs, d’ethnies. Seule doit compter, pour chaque Ivoirien, en tant que membre d’une Nation indépendante, la part qu’il doit apporter pour contribuer au développement de son pays. Donc, tout nous commande l’union en vue de notre unité nationale’’, assurait le président Félix Houphouët-Boigny, à Bouaké, le 07 août 1964. Des paroles fortes qui situent d’emblée sur la volonté du père de l’indépendance à construire une Nation. C’était déjà aux premières heures de l’accession à la souveraineté nationale acquise de haute lutte. Il traçait ainsi les sillons de ce qui allait lui permettre de transformer la mosaïque d’ethnies (il y en a une soixantaine) en une Nation unie et indivisible. Ces propos sous-tendent une volonté politique forte et affichée. A savoir, donner à chaque Ivoirienne et Ivoirien le sentiment d’appartenir à un même pays. Houphouet ambitionnait de briser les barrières artificielles des langues qui invitent au cloisonnement et au repli communautaire ou identitaire.

Houphouet ambitionnait de briser les barrières artificielles de la langue

Au-delà des infrastructures dont il avait la charge, il était surtout conscient de la responsabilité qui était la sienne : construire ou s’attaquer à la superstructure pour inculquer en chaque Ivoirien le sentiment d’une communauté de destin. C’est d’ailleurs pourquoi, il formait des gouvernements ‘’patchwork’’ qui comprenaient des représentants de toutes les régions du pays. D’aucuns appelaient cela de la ‘’géopolitique’’. C’était sa manière à lui de redistribuer la richesse, puisque chaque ‘’élu’’ était censé faire profiter à ses parents des retombées de la croissance. Cela marchait-il ou pas ? Là n’est pas le débat. Cependant, on retiendra l’intention de l’ancien président de la République de faire profiter au maximum d’Ivoiriens des ressources nationales. C’était une manière tout à fait intéressante de construire la Nation par le partage. Le père de l’indépendance avait aussi institué les fêtes de l’indépendance tournantes pour permettre à chaque région d’être visitées par le développement. Pour l’époque, c’était révolutionnaire. L’ébauche de développement observée dans de nombreuses localités est fille de cette noble initiative. Houphouët-Boigny tenait tellement à la construction d’un Etat-Nation qu’il a imposé l’usage du français à l’école. Emblématique de cette volonté, le ‘’symbole’’ (une punition infligée aux élèves qui ne parlaient pas le français à l’école) a poussé de nombreux écoliers à apprendre assidument la langue française.

D’ailleurs, tout traditionnaliste qu’il fut, le président Houphouët-Boigny parlait rarement, pour ne pas dire jamais, son patois (baoulé) en public. Il était connu pour sa parfaite maitrise de la langue de Molière. En l’absence d’une ethnie commune à tous les Ivoiriens, comme c’est le cas dans maints pays, il avait investi la langue du colonisateur de la mission de rassembler ses compatriotes autour de valeurs communes. Notamment, l’union, la discipline, le travail, la fraternité, l’hospitalité et bien d’autres notions mélioratives.Il était véritablement engagé dans la construction de la Nation et plus encore, il cultivait l’ouverture comme une vertu. Peut-on en dire autant pour celui qui se présente comme le dépositaire de l’houphouétisme orthodoxe, Henri Konan Bédié ? A l’évidence, poser la question, c’est y répondre. Tant les exemples sont légion qui infirment la posture ‘’unioniste’’ et de rassembleur de N’Zueba.Il suffit de rappeler le discours qu’il a prononcé, en patois (baoulé)  le 23 septembre 2018, à Daoukro devant plus de 400 chefs akan. ‘’Nous avons attaché notre fétiche et pris l’engagement de voter pour Alassane Ouattara pour qu’il travaille pour la Côte d’Ivoire. Quand je vous ai parlé, vous m’avez compris et m’avez respecté en votant pour le candidat Alassane Ouattara. Parce que depuis le président Houphouët, passant par moi, c’est le PDCI qui a dirigé le pays. Les élections arrivées, nous avons voté pour lui. Elu président, je lui ai conseillé des cadres du PDCI pour qu’il travaille avec eux. Cinq ans après, nous avons été appelés à lui renouveler le soutien du PDCI. C’est ainsi que nous l’avons soutenu encore pour un deuxième mandat…Vous serez informés des résolutions qui seront prises à ce bureau politique. Et le moment viendra où nous nous retrouverons à Yamoussoukro pour prendre un nouvel engagement’’, expliquait Bédié après le retrait du PDCI-RDA du RHDP.

Les exemples sont légion qui infirment la posture ‘’unioniste’’ de Bédié

De mémoire d’Ivoiriens, jamais le président Houphouët-Boigny n’a agi de la sorte.Les seules grandes réunions qu’il ait jamais organisées en sa qualité de chef d’Etat, c’étaient les journées nationales du dialogue. Il s’exprimait alors en français et les Ivoiriens de toutes catégories y étaient conviés. C’étaient des moments de retrouvailles entre le président et son peuple pour un ‘’dialogue direct’’ qui se faisait sans tabou. En réalité, c’étaient de véritables catharsis, sorte de ‘’défouloir’’ qui permettaient aux citoyens de ‘’vider leur sac’’ et d’extérioriser leurs rancœurs. Et le président Houphouët se prêtait volontiers  au jeu. Dans la courtoisie et la fraternité. Le père de la Nation se servait de ces journées pour resserrer les liens entre les Ivoiriens eux-mêmes et entre ces derniers et lui. C’est un exercice auquel Bédié ne s’est jamais livré lorsqu’il était aux commandes de l’Etat. Il aimait trop la verticalité qu’impose le pouvoir à ceux qui se laissent enivrer par ses effluves. Bédié était donc sur la colline et, lorsque, le 24 décembre 1999, de jeunes soldats du contingent ivoirien de la Minurca (Mission des Nations-Unies en République centrafricaine)ont manifesté pour exiger le paiement de leur solde, il n’a pas daigné en descendre pour désamorcer la bombe. Naturellement, ce qui devait advenir est arrivé. Un coup d’Etat l’a emporté. S’il avait ‘’inculturé’’ les valeurs de l’houphouétisme, il est évident qu’il aurait échappé à ce pronunciamiento.

En tout état de cause, le président Bédié se définit désormais comme un anti-Houphouët (un parjure, pour un houphouétiste), tant ses pratiques sont aux antipodes de celles de son illustre successeur. Autant celui-ci était ouvert et avait le souci de la construction de la Nation, autant celui-là cultive le repli communautaire ou identitaire et n’hésite pas à tourner le dos à la République pour se rabattre sur son clan qu’il perçoit comme un substitut à l’Etat. C’est du plus mauvais effet.

AMBROISE TIETIE

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