Le nihilisme politique et judiciaire : la conséquence d’un double déracinement.

L’on peut à juste titre dire que, dans une partie de la classe politique ivoirienne et de son intelligentsia organique, sévit un nihilisme politique et judiciaire dont la fonction est d’installer dans la cité une forme d’impunité propice à l’arbitraire des systèmes de pouvoirs. Ce nihilisme, qui sape les fondements de l’Etat de droit, est la conséquence d’un double déracinement dont le trait distinctif est une forme de confusion mentale.

Ces confusions mentales et ce double  déracinement, qui se traduisent par des errances et par une incapacité à se définir politiquement, s’expliquent par un mauvais syncrétisme.

On a conservé les schémas mentaux du monde holiste. On a rejeté la dimension substantielle de la rationalité moderne au profit de sa dimension instrumentale. On a rejeté une préoccupation centrale de l’État moderne comme pouvoir d’intégration et de construction nationale. On a refusé d’intégrer dans notre vision de la politique moderne la problématique centrale des fins du pouvoir et de l’action politique. On a identifié la politique à la guerre et on s’est défini dans le cynisme, la brutalité et la violence anti-politiques . On a tropicalisé le marxisme et on en a retenu le relativisme des valeurs qui voit dans la démocratie, et dans les principes du consensus républicain, une superstructure relative du capitalisme bourgeois.

 Vaut-il la peine de souligner que la dévalorisation des infrastructures par les ethno-populistes ivoiriens qui se disent marxistes et de gauche, alors même que l’orthodoxie du marxisme fait du développement des infrastructures une médiation essentielle du changement social, résulte de cette confusion mentale et de ce double déracinement ?  

Quand on est véritablement enraciné dans sa culture ethnique, on sait que les arrêts de la justice traditionnelle des peuples ethniques ne se discutent pas car il y va de la pérennité du corps social.

Quand on est de même véritablement enraciné dans la culture politique de la modernité, on sait aussi, par acculturation, que les arrêts de l’institution judiciaire dans un Etat de droit ne se ne se discutent pas non plus parce qu’il y va de la stabilité des fondements du corps politique.

Fondée sur le principe d'autonomie et de responsabilité de la personne, la fonction centrale de l’institution judiciaire dans l’État moderne de droit est de sauvegarder cette irréductible liberté contre l’arbitraire et contre les systèmes de pouvoirs et de domination.

 Telle est la fonction du principe de séparation des pouvoirs, de l'appel, de la présomption d'innocence, de la défense de l'accusé par un avocat indépendant. Ces gardes fous ne remettent nullement en question l'autorité de la loi, des tribunaux et des juges dans les Etats modernes de droit.

Que des dictatures aient souvent sévi et continuent de sévir en certains États  africains, que l’institution judiciaire y ait été souvent caporalisée par le pouvoir politique, ne signifie guère que, dans tous les États du continent, les tribunaux  soient aux ordres, et que tous les procès intentés contre des acteurs politiques soient téléguidés par les gouvernements.

Quoique l’on se soit égaré dans la logomachie et la confusion langagière, en raison du double déracinement qui amène à vider les mots de leur définition, à appeler, au gré de nos intérêts particuliers, dictature un régime démocratique et démocratie une dictature,  l’ère révolue des autocraties n’a pas anéanti la raison et le bon sens sur le continent. Les repères conceptuels et la ligne de démarcation qui séparent les Etats de droit et les démocraties, des Etats de non droit et des dictatures, demeurent vivaces et permettent d’opérer les distinctions nécessaires qui préservent des confusions.

L’habitus mortifère, qui consiste à mobiliser l’argument du « procès politique » et du complot judiciaire, est une pathologie. Ces éléments de langage relèvent  de l’ethno-populisme.

 Les attaques contre l’institution judiciaire et le nihilisme politique qui les accompagne font partie de la panoplie des armes d’apocalypse politique en Afrique noire.

 Aux côtés de l’instrumentalisation politique de l’ethnicité et des mouvements sociaux, l’argument du « procès politique » du « complot judiciaire » figure au premier rang des armes avec lesquelles une partie des élites ivoiriennes souffrant selon moi d’un double déracinement, combat la démocratie pluraliste et l’Etat de droit dans une logique de résistance au changement social afin de préserver ses intérêts particuliers de classe dominante, ses ambitions de privilèges et de pouvoir.

 

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