L’émergence : expression du mouvement de la substance libérée en concept.

Pr Augustin Kouadio Dibi

Professeur Titulaire de Philosophie

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire)

Actes du Colloque International « Emergence et Reconnaissance »

Bouaké. Août 2017.

Le terme « émergence » reçoit dans l’actualité de notre monde un usage tel que sa compréhension est présupposée évidente. Elle semble aller naturellement de soi. Nous tenons sa signification pour quelque chose de ferme, d’assuré, de bien connu. Hegel souligne que « ce qui est bien connu en général, justement parce qu’il est bien connu, n’est pas du tout connu » ! Il importe de quitter l’habituel, afin d’habiter de manière essentielle la réalité que recouvre ce terme.

Emerger dit un acte : celui de faire irruption, de surgir, de s’éveiller à un autre niveau proprement accomplissant. A travers ce terme, nous avons l’idée d’un jaillissement subtil et discret de l’intérieur vers l’extérieur, d’un paraître hors de soi, à la suite d’une patiente maturation. C’est l’acte de s’épanouir à l’extérieur à partir d’une intense intériorisation de soi. Emerge ce qui est parvenu à un état tel qu’il lui faut désormais passer à un autre plan, en laissant sa vérité intérieure se dire, se manifester. C’est par ce mouvement que quelque chose vient à l’existence.

Bergson souligne qu’"exister consiste à changer, changer, à se mûrir, se mûrir, à se créer infiniment". Se créer infiniment, n’est-ce pas sans cesse jaillir de soi, être en variation de soi dans sa propre durée, devenir en puisant en soi comme un réservoir secret de vie ?  

Cette idée de jaillissement me semble exprimer l’essentiel de ce à quoi renvoie le mouvement en cours dans l’émergence. Elle signifie que ce qui désormais est venu à l’extérieur procède d’une sorte de tissage silencieux à partir d’un fond. Il s’origine dans un mouvement souterrain… Bien saisi, ce mouvement exprime en soi un parcours logique. Il est le mouvement même du logique, le logique comme tel en mouvement. On comprend alors ceci : il est nécessairement logique qu’un pays émerge lorsqu’il organise sa marche en se mettant à l’écoute du procès logique qui, de l’intérieur, constitue la trame du réel.

Les derniers développements consacrés à la substance par Hegel dans sa Science de la logique nous montrent ce procès duquel jaillissent les choses. Le philosophe nous décrit le parcours d’une réalité qui, par recourbement infini dans soi, parvient à poser l’autre d’elle-même. Un jaillissement accomplissant survient par suite d’une réflexion interne dans soi. Ce qui a pris le temps de pleinement faire le tour de lui-même parvient à l’éclosion de sa vérité. Il se détend, à l’image d’un fruit mûr qui peut désormais se détacher de l’arbre.

Hegel parle de la nécessité dévoilée ou posée (die enthüllte oder gesetzte Notwendigkeit). Dévoiler ne signifie pas ici ôter une couverture afin que la lumière du jour vienne enfin éclairer une réalité ! Il convient de comprendre que c’est la réalité elle-même qui s’instaure en état de lumière. C’est elle qui, par soi, parvient à la clarté d’elle-même. Aussi longtemps qu’elle n’est pas dévoilée, la nécessité demeure aveugle. Aveugle (blind) renvoie à quelque chose d’intérieur, de non encore déterminé, de caché.

Lorsque nous suivons attentivement le mouvement en cours dans la Logique de Hegel, nous parvenons à un moment où nous avons l’impression que tout est prêt pour que surgisse quelque chose, pour que l’Idée logique devienne réalité effective. Le dialogue de l’Idée avec elle-même parvient à une profondeur et une tonalité telles que l’Idée décide de se laisser aller librement hors de soi dans l’objectivité, sous la forme d’une nature.

L’Absolu est substance. La substance est la puissance infinie se rapportant à soi. Elle ne saurait simplement demeurer en soi et se rapporter à elle-même comme à une possibilité seulement intérieure ! La substance n’est-elle pas la substance ? Aussi bien, ne saurait-elle être vacuité, abstraction d’être, être d’abstraction. Il faut que la possibilité intérieure se manifeste dans l’effectivité ; elle doit s’avérer pour ce qu’elle est en vérifiant son propre contenu. La substance se dessaisit d’elle-même. Elle se libère en concept pour donner forme au réel. La substance ne serait pas, si elle était incapable de déployer sa vie interne, de devenir infiniment causante, en vue d’un façonnement du monde.

En se libérant, la substance pose ou dévoile sa propre nécessité. Se poser (sich setzen) signifie ne plus se fuir, mais se donner des contours pour se contenir, devenir un réel. Aussi longtemps que subsiste la simple linéarité d’un mouvement, rien ne peut naître, ce mouvement risquant même de s’épuiser pour glisser vers le néant. Il faut que la linéarité se recourbe en soi comme pour se rejoindre elle-même. A cette condition seulement, peut surgir quelque chose de neuf et d’accomplissant.

Ce qui surgit peut être lu comme effet. Tout effet a une cause, ou plutôt, a sa cause. En tant que ce qui surgit est lié à une cause déterminée comme à sa substance, à sa nécessité propre, on doit dire que dans l’effet, c’est la cause qui est devenue effective, qui s’est effectuée, qui est passée à elle-même. La cause n’est cause qu’avec l’avènement de son propre effet.

On comprend ainsi que l’émergence dit un procès logique : elle est la fine et subtile libération d’une réalité à partir d’une réflexion intense dans soi. C’est ce qui est parfaitement intérieur qui est désormais passé devant soi-même, dans l’immédiateté de l’être…Ce procès logique trouve sa réalité dans l’existence concrète des hommes. Il nous montre que rien n’est effectif, rien n’émerge qui ne se laisse, avant tout, saisir par la raison.

La vie d’une communauté est recherche de ce qui ne rétrécit pas, mais élargit, ce qui ne divise pas, mais rassemble, ce qui n’obscurcit pas, mais éclaire. Elle n’est qu’en tant que tournée vers une préoccupation essentielle : le Bien. Par nature, aucune société humaine, même dans les moments les plus obscurs de sa marche, ne se donne comme but à poursuivre le Mal ! Le Bien s’est saisi de nous avant que nous ne l’accueillions. Comme le dit Levinas, « il m’a élu avant que je ne sois à même de l’élire ».

Dans la vie d’une nation, émerger ne peut être que tension vers le Bien, intention du Bien. Lorsque les diverses modalités de l’existence sociale s’organisent autour de l’idée du Bien, lorsqu’elles se laissent de l’intérieur façonner par elle, alors tout s’affine et se libère en un faisceau de lumière pour laisser être ce qui édifie.

Le Bien est le principe même de l’émergence. Etant en soi impulsion à se réaliser, il ne peut qu’attirer vers soi, pour lui communiquer sa vie, ce qui s’ordonne à son horizon. Contenu simple, toujours égal à soi, volonté retournant infiniment dans soi pour ne vouloir rien d’autre qu’elle-même, le Bien cherche à être chez soi partout, parce qu’il est certitude absolue d’être toute réalité. Platon demande que nous levions la tête vers ce qu’il désigne comme étant le réellement réel, à savoir l’Idée. Nous savons que chez lui l’Idée de toutes les idées est le Bien. Un passage du Timée souligne que « le Bien n’est jamais jaloux de quoi que ce soit. Libre de jalousie, il voulut que tout lui ressemblât autant que possible ». C’est à condition d’héberger en soi cet horizon qui élargit, rassemble, éclaire, qu’une nation peut émerger, sortir de l’état d’ensablement, de la dispersion dans l’horizontalité. Le souci de cet horizon est la sauvegarde de l’humanité de l’homme.

Au fond, la question est : qu’est ce qui, de nos vies, de nos sociétés, doit émerger, doit être en émergence ? Ne s’agit-il pas de ce qui permet à l’homme d’advenir à soi comme homme, de s’éveiller à ce qu’il est essentiellement, de fleurir à l’humanité en lui pour porter des fruits à partager ? L’homme se sent en devoir de ne pas être enchaîné à une vie quantifiante, ne lui proposant que la consommation, élevant ainsi à l’absolu la dimension animale de sa nature.

La grandeur de l’homme ne consiste-t-elle pas à se savoir exister en vue d’une fin au-delà de l’immédiateté naturelle ? Ne consiste-t-elle pas à ordonner toute la nature à l’esprit, à se savoir exister en vue d’un horizon lui permettant de se tenir en toute verticalité ? L’homme est un animal qui, s’étant frotté les yeux, regarde étonné le monde autour de lui. Il a l’impression d’y être  advenu à partir d’un autre monde. Désormais, il ne se limitera plus à porter le regard autour de soi ; il le tournera vers le ciel qui est au-delà, pour quêter un horizon qui puisse le combler, car il se sent, en un éclair, appelé à assurer la lieutenance sur terre d’une réalité plus haute que lui. Sans cet horizon, l’on aboutit à l’immédiateté du faire. Celle-ci se solde par un inachèvement du fait, ou d’un fait morcelé et fragmentaire. L’instant est fixé en son immédiateté. Il devient impatience du recommencement et non du renouvellement. L’agir tombe dans l’indifférence du temps, de toute visée dans une perspective. Comme conséquence, l’on poursuit toujours des buts, tout en restant sans but.

Rester sans but, n’est-ce pas tourner en rond, dans le mauvais cercle et se consumer peu à peu en soi-même en consommant, de manière effrénée, son propre présent en l’absence d’une ouverture sur l’infini, sur une idéalité ? Ce cercle n’est pas celui de la substance, toujours en puissance et en acte de soi, certaine d’avoir dans le commencement sa propre fin comme son but qu’elle conquiert dialectiquement dans un chemin d’émergence.

Cette évocation de la dialectique, en signifiant ce qui ne parvient à la plénitude de sa vie qu’en rassemblant dans l’unité organique les moments différenciés de lui-même, voudrait être ici mon dernier mot.

Pr Augustin Kouadio Dibi

Professeur Titulaire de Philosophie

Université Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire)

Actes du Colloque International « Emergence et Reconnaissance »

Bouaké. Août 2017.

 

 

Les commentaires sont fermés