Côte d’Ivoire : revisitons de manière critique la thématique de l’ingratitude.

« Je me suis battu pour délivrer le territoire et l’Etat de l’emprise oppressive d’une force étrangère. J’ai risqué la mort pour libérer le peuple des griffes d’une dictature sanglante. Ce peuple me doit le prix du sang. Ce sang versé et ces souffrances endurées font de moi le propriétaire légitime du pouvoir politique et des ressources économiques du territoire. Le pouvoir doit m’être échu de droit comme récompense naturelle de mon combat et de mes souffrances». Cette conception tributaire de l’engagement  anime encore certains acteurs politiques africains. Cette représentation mercantiliste du pouvoir comme tribut dû au résistant par le peuple est moyenâgeuse et impériale. Elle n’est ni moderne, ni démocratique. En Afrique l’exemple inaltérable de Nelson Mandela l’a définitivement ébranlée et terrassée

Le  motif ultime d’engagement de la rébellion militaire qui contribua à abattre, en Décembre 2010, la dérive ethno-nationaliste et dictatoriale du FPI de Laurent Gbago, était me semble-t-il démocratique. Aux dires de ses acteurs et de ses maîtres à penser, il s’était agi de rétablir la démocratie et la citoyenneté, de faire prévaloir la souveraineté du peuple et le respect du verdict des urnes. Répondant à l’aspiration démocratique de la population, la rébellion de 2002 semblait donc s’inscrire dans une logique de résistance républicaine, de gratuité civique et démocratique. La prétention de ses animateurs et de ses dirigeants à l’exercice du pouvoir devrait donc passer par le suffrage universel en dehors de toute dévolution monarchique de l’alternance du pouvoir et de la succession.

Tant au niveau des partis et qu’au niveau national, la logique démocratique fait du suffrage universel la médiation nécessaire permettant de qualifier les prétendants à l’exercice du pouvoir. Le processus révolutionnaire et l’esprit des mouvements de libération, au contraire, font  de leurs avant-gardes respectives les dépositaires exclusifs et a priori du pouvoir. Ces avant-gardes s’imposent au peuple et sont désignées par acclamation ou par  choix discrétionnaire de  la nomenklatura du parti. La confusion de ces deux logiques, celle de la révolution et des mouvements de libération avec celle de la révolte populaire d’inspiration démocratique, est à la source du dévoiement des soulèvements populaires africains d’inspiration démocratique. A l’instar des révolutionnaires et des mouvements de lutte de libération nationale, les animateurs des soulèvements populaires démocratiques africains revendiquent l’exercice du pouvoir comme un droit  lié au sacrifice du sang, récusant ainsi la souveraineté du peuple. La thématique de l’ingratitude et de la gratitude, de la récompense et de la dette, réduit  la problématique du pouvoir à sa captation privée et au partage de ses dépouilles par le groupe organisé qui l’a conquis au terme de la révolution ou du mouvement de libération nationale.

Laurent Gbagbo entre 2000 et 2010 s’était appuyé sur la thématique de la paternité de la démocratie ivoirienne, du droit politique acquis par le sacrifice du sang pour confisquer le pouvoir et pour dénier au peuple souverain ses droits fondamentaux. Le refus du résultat des urnes en décembre 2010 et la répression sanglante des mouvements de protestation de l’opposition, furent motivé par ce sentiment de trahison éprouvé par Laurent Gbagbo. Aux yeux de ce dernier et de son régime le peuple ivoirien avait fait preuve d’ingratitude en lui refusant la majorité du suffrage.

Selon cette logique d’allégeance personnelle du peuple à ses « libérateurs », le pouvoir politique et les ressources économiques du pays sont les domaines réservés des avant-gardes des mouvements de libération et de révolte populaire. Cette confiscation du pouvoir et cette monopolisation des ressources représentent le tribut que le peuple doit payer à ses « libérateurs » qui sont en réalité les conquistadores de sa liberté.

Le dévoiement du combat démocratique, par la logique mercantiliste et tributaire, de récompense et de dette, de gratitude et d’ingratitude, soumet le peuple à la volonté arbitraire de ses « libérateurs ». Cette logique l’enferme dans une position de débiteur éternel. Imposés au peuple, le devoir de reconnaissance et l’accusation d’ingratitude sont des armes psychologiques de contrainte et de domination politique.

 La représentation mercantiliste et tributaire du pouvoir et de l’engagement politique est à la source de la corruption et de la dérive des démocraties en dictature. Elle définit le pouvoir politique comme une propriété domaniale et un patrimoine privé, une dette du peuple envers ses dirigeants.  Cette représentation mercantiliste et tributaire de l'engagement politique doit être déracinée, dans notre pays, pour que la culture démocratique s’y enracine pleinement. Elle doit être abrogée pour que nos luttes démocratiques et nos affrontements politiques inter-partisans deviennent des luttes et des affrontements dépersonnalisés et impersonnels, motivés par la défense des intérêts, des idées, des valeurs et des projets sociétaux. C’est par cette voie que la lutte politique pour l’émancipation du peuple ivoirien pourra être mise à l’abri des  passions individuels et des appétits de pouvoir personnels.

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