La crise de la nation citoyenne et la panne de la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire.

Après une guerre civile, la justice impartiale réalise sa vertu réconciliatrice lorsque les protagonistes du conflit se reconnaissent une appartenance commune et partagent en commun les valeurs fondatrices du vivre-ensemble républicain et démocratique. La sanction pénale judiciaire réconcilie lorsque les responsables politiques et les accusés consentent expressément à reconnaitre leur culpabilité politique et leur culpabilité morale indépendamment de la culpabilité judiciaire. La reconnaissance de cette double culpabilité, qui n’est pas pénale, unit les coupables et les victimes dans la coresponsabilité d’une communauté politique qui se réconcilie à travers la peine judiciaire.La sanction pénale judiciaire, fut-elle impartiale et juste est, par contre, incapable de réconcilier la nation lorsque ces deux sortes de culpabilités ne sont pas préalablement reconnues et que les protagonistes du conflit ne se reconnaissent pas une appartenance commune et ne partagent pas en commun les valeurs fondatrices du vivre-ensemble républicain et démocratique. De ce point de vue, la dénonciation de la justice ivoirienne comme justice du vainqueur en Côte d’Ivoire traduisait la non-reconnaissance, par tous, de la Loi de la communauté politique nationale qui s’exprime dans cette Justice.

En Côte d’Ivoire, la panne de la réconciliation nationale donc n’est pas causée par la prétendue partialité et inefficience de la justice. Ce n’est pas parce que Laurent Gbagbo demeure détenu à la Haye et que Simone Gbagbo reste en prison en Côte d’Ivoire, ainsi que les piliers militaires et sécuritaires de leur régime, que les Ivoiriens ne parviennent pas à se réconcilier. La panne de la réconciliation nationale ivoirienne n’est pas non plus causée par un prétendu manque de volonté du gouvernement, ni par une politique d’exclusion du FPI car ce dernier a délibérément refusé de jouer son rôle dans l’opposition démocratique au gouvernement. Elle n’est pas aussi causée par le fait que ceux qu’on appelle les commandants des « forces armées de Ouattara » n’ont pas encore été jugés et condamnés.

En démocratie, les protagonistes d’un conflit politique sont a priori réconciliés dans les valeurs fondatrices du régime. Ce consensus, qui permet d’unir la diversité sociale, d’arbitrer dans le sens du compromis les conflits d’intérêts entre les acteurs sociaux et politiques, empêche d’ailleurs les conflits sociaux de monter aux extrêmes de la guerre civile. Quand les valeurs fondatrices du vivre-ensemble en démocratie telles, par exemple, la citoyenneté et la reconnaissance de l’Autre sont remises en cause et récusées par une partie du corps social, les conflits sociaux et politiques débouchent sur la guerre civile et la réconciliation devient impossible. La justice pénale, fut-elle impartiale et efficiente, ne parvient pas à réconcilier les parties en conflit qui ne se reconnaissent pas unies dans un sentiment de commune appartenance par-delà leurs différences. La réconciliation est donc impossible quand, à l’intérieur de la cité, une conception communautaire ou révolutionnaire de la nation stigmatise l’Autre comme un étranger à ségréger ou à exclure, un traitre à bannir ou une minorité d’exploiteurs à éradiquer.

Loin d’être le fait d’une prétendue politique d’exclusion du gouvernement  ou d’une prétendue justice du vainqueur, l’échec de la réconciliation ivoirienne est la conséquence de la contradiction qui perdure entre deux conceptions antinomiques et irréconciliables de la nation et de l’Etat. La panne de la réconciliation ivoirienne tient à l’affrontement entre les tenants d’une conception nationaliste et identitaire de la nation et ceux d’une conception patriotique et citoyenne de la Nation. La réconciliation nationale est à la peine  parce que la conception identitaire de la nation et de l’Etat revendique la légitimité au détriment de la conception démocratique et  républicaine qu’elle stigmatise comme importation de la colonisation et cheval de Troie des intérêts étrangers. En 2017, le FPI et son électorat radicalisé par une conception identitaire et national-populiste de la nation, et par la propagande qui l’a instillée dans les esprits, continuent de parler de l’élection de décembre 2010 comme d’un coup d’Etat perpétré par la France pour installer au pouvoir un étranger, relais de ses intérêts néocoloniaux. En 2017, les thématiques du discours politique de ce parti demeurent centrées sur la spoliation des autochtones par des étrangers, sur la nécessaire reconquête du pouvoir d’Etat par les autochtones, reconquête entrevue comme action anticolonialiste de libération nationale.

Malgré les proclamations démocratiques de façade, l’impuissance du discours républicain de cette partie du conflit ivoirien, son incapacité à renoncer à sa posture de belligérance dénote une absence de conviction et d’engagement démocratique réel. Cette impuissance exprime symptomatiquement une démagogie. Elle trahit une imposture.

En Côte d’Ivoire, la réconciliation nationale a emprunté un mauvais chemin. Il ne s’agissait guère de réconcilier, à travers une justice impartiale, des protagonistes politiques et militaires préalablement unis dans la conception républicaine de la Nation et dans les valeurs de la démocratie pluraliste. Il s’agissait, au contraire, de réconcilier ces protagonistes sur cette conception et sur les valeurs républicaines et démocratiques qui rendent possible le vivre-ensemble. La réconciliation nationale ivoirienne sera possible lorsque les protagonistes du conflit politique ivoirien partageront en commun les valeurs de la démocratie pluraliste constitutionnelle et la conception républicaine de la Nation. Elle résultera d’un rejet individuel et collectif de la conception ethniciste, régionaliste et confessionnaliste de la nation et de l’Etat. La représentation volontariste collective de la Nation démocratique moderne comme espace de vie commune de la pluralité sociale, et le courage politique qui l’accompagne, en sont les conditions sine qua non. Il faut y parvenir avant 2020. Il y a donc urgence.

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