Les sources endogènes de la politique africaine de prédation.

Le JDD (Journal du Dimanche) relatait dans sa parution du 21 Septembre dernier ce fait divers banal portant sur le détournement des deniers publics des Etats africains par leurs chefs : « C’est la journée des perquisitions. Les deux juges en charge de l’affaire dite des biens mal acquis (BMA), Roger Le Loire et René Grouman, ont lancé mercredi une perquisition dans un hôtel particulier de la prestigieuse avenue Foch.

« Le bâtiment, de plus de 2.000 m², appartient officiellement à une kyrielle de sociétés, mais les magistrats soupçonnent la famille du président Teodoro Obiang, au pouvoir en Guinée équatoriale depuis 1979 d’être en sous-main la véritable propriétaire. L’immeuble compte six étages, des dizaines de pièces, un escalier monumental, une très luxueuse salle à manger en corail… Dans cette affaire des BMA, les magistrats français ont dans le collimateur trois présidents africains, le Gabonais Omar Bongo (aujourd’hui décédé), le Congolais Denis Sassou NGuesso et le Guinéen Teodoro Obiang, de trois pays riches en pétrole et dont les familles dirigeantes sont soupçonnées d’avoir bâti de colossales fortunes personnelles. » Laurent Valdiguié – Le Journal du Dimanche. mercredi 21 septembre 2011 ».

Il convient de noter que la Guinée équatoriale, troisième producteur de pétrole en Afrique subsaharienne est un des pays dont le PIB par habitant est l’un des plus élevés au monde. Il a cependant un des IDH (indice de développement humain) les plus faibles au monde. Autrement dit, le miracle économique de la Guinée équatoriale reste théorique pour la majorité de la population qui ne profite pas de la manne pétrolière et souffre de l’inflation provoquée par l’afflux de devises. Il est bon de rappeler que la Guinée équatoriale est l’un des plus petits pays d’Afrique subsaharienne (28 051km) avec 600000 habitants environ pour la majorité desquels le thème de l’hymne national, «  Caminemos Pisando la Senda de Nuestra Inmensa Felicidad – Marchons sur le chemin de notre immense bonheur », relève de la moquerie et de l’humour noir. Au cas Equato-guinéen  l’on pourrait ajouter  aussi le scandale  de la paupérisation continue de la population angolaise  en face d’une classe politique scandaleusement enrichie par  l’or noir !

Lorsque des pratiques aussi scandaleuses  se maintiennent et se perpétuent en dépit des exigences de la rationalité économique et de la logique du fonctionnement des Etats modernes, il faut penser qu’elles ne peuvent pas simplement s’expliquer par l’hubris personnel de leurs auteurs. Contre-productive pour le système capitaliste libéral occidental qui l’utilise pour servir sa domination mondiale et réaliser ses fins particulières, cette pratique semble être  le maillon central d’un système endogène  de pouvoir qui la requiert et dont elle entretient la reproduction.

La pauvreté endémique des populations africaines ne relèverait donc ni d’une malédiction biblique ni seulement de causes exogènes. Elle serait  systémique et enracinée dans une pratique locale de pouvoir. L’exploitation et la domination exercées par les anciennes puissances colonisatrices ne constitueraient pas l’unique cause de la paupérisation des populations africaines. Notre ennemi le plus implacable n’est-il pas nous-mêmes comme l’enseignent les sagesses fondamentales ? Dans le miroir, en effet, nous n’apercevons que notre propre reflet. A ce propos,  l’une des contradictions fondamentales et l’un  des indices de la source endogène de la pauvreté des masses,  est, incontestablement,  la richesse scandaleuse de la plupart des chefs d’Etat et classes politiques  africaines dans cet océan de misère, dans un continent qui foisonne de scandales géologiques en termes de richesses minières. La source de l’aliénation des populations africaines  ne serait  donc pas seulement  économique et exogène. Elle serait politique et endogène.

L’on peut désormais admettre que le  présent africain s’explique effectivement par « la dialectique du dedans et du dehors »  dans laquelle des stratégies exogènes s’engrènent dans des stratégies endogènes de pouvoir et de domination pour donner un ensemble efficace original. L’agression politique et économique de l’Afrique par l’Occident colonial expliquerait alors seulement  en partie la pauvreté des populations. Des raisons de stratégies  politiques internes en provenance des logiques immanentes des systèmes africains pourraient expliquer, pour une grande part,  l’indigence dans laquelle les populations sont maintenues en dépit des richesses du continent. De ce point de vue, l’on peut supposer que  la spoliation et l’appauvrissement des populations africaines par leurs dirigeants relèvent  de nécessités politiques et de stratégies de pouvoirs qu’il est indispensable de porter au jour en remontant à leurs sources.

Est-il méthodologiquement pertinent de penser  que les nouvelles données de la modernisation ont été intégrées par les anciennes structures politiques africaines  qui ne se sont pas transformées  afin de reproduire et de renforcer dans la modernité les évolutions en cours qui ont été brisées momentanément par l’agression coloniale ?

On peut, en effet, se poser la question de savoir si traversant les siècles, les stratégies de conservation du pouvoir par les élites,  fonctionnant  dans les systèmes des sociétés  à structures ethniques, lignagères et étatiques traditionnelles qui réservaient le grand commerce aux élites lignagères et aux aristocraties  en empêchant la diffusion de l’économie de marché dans le reste de la société[1] ne continuent pas  de régir en sous-main  la gestion  politique des sociétés africaines  modernes ? 

Dans les sociétés lignagères précoloniales à économie agraire, le monopole traditionnel du commerce à longue distance par les élites politiques, l’ostentation de la classe politique et la destruction des surplus sur la base de la redistribution  étaient  des nécessités sociologiques et politiques. Ils  étaient requis dans une société lignagère paysanne à économie agraire d’autoconsommation où  l’exploitation des sujets était absente et où  les classes politiques dominantes  devaient pourvoir à leur entretien et à la reproduction de leur pouvoir par la monopolisation du grand commerce[2].  

Ces pratiques sont cependant obsolètes et en contradiction avec la logique et les finalités qui structurent les Etats modernes africains postcoloniaux régis par l’économie de marché. La propension des classes dirigeantes modernes africaines à mettre la main sur le commerce international en tant qu’hommes d’affaires, brookers ,  courtiers ou intermédiaires[3] ; la domination des circuits d’import-export  par  les commerçants libanais ou indiens,  véritables auxiliaires commerciaux ou prête-noms, dont l’extranéité constitue la garantie politique  des  nouvelles élites politiques africaines qui entretiennent avec eux  des rapports de clientèle ; la pratique du  détournement personnel du trésor et du  gaspillage des ressources publiques dans l’ostentation ont-ils été empruntés aux  systèmes politiques traditionnels des sociétés ethniques et lignagères et aux  stratégies  de conservation du pouvoir des élites lignagères et des aristocraties traditionnelles ?

Les historiens nous apprennent que  « dans l’ancien royaume du Sin (Sénégal actuel) vers le 15ème  siècle, l’enrichissement d’un homme du commun était considéré comme subversif. Le bur (le souverain) envoyait ses ceddo (estaffiers) razzier ce parvenu »[4]. « L’économie marchande et productive suscite à l’intérieur du royaume le danger politique d’un enrichissement hors naissance »[5] que l’aristocratie ne tolère pas. Le commerçant est donc toujours « dans le royaume le plus souvent un étranger presque toujours tenu à l’écart du pouvoir en vertu de son extranéité »[6]. Dans le royaume  ashanti aussi « il était interdit aux sujets ashanti proprement dits de pratiquer le commerce, c'est-à-dire d’user d’opportunité d’accumuler des richesses, donc un pouvoir qui aurait pu porter atteinte à la suprématie royale »[7]. Le commerce, subordonné au pouvoir,  était pratiqué par la minorité des commerçants (musulmans ou diula) qui demeurait une communauté étrangère surveillée voir rançonnée par l’Etat[8]. On retrouve ce dispositif politique dans le royaume du Dahomey ou l’aristocratie royale contrôlait et restreignait la participation de ses sujets au commerce à longue distance. Les biens de prestige y était thésaurisés redistribués aux classes clientes ou détruits lors de la « fête des grandes coutumes » afin qu’ils ne puissent s’accumuler dans les mains d’élites concurrentes[9]. Monopolisé par la classe dirigeante qui empêchait la diffusion de l’économie de marché et les possibilités d’enrichissement des hommes du commun, l’objectif assigné au commerce à longue distance dans les sociétés lignagères et dans les royautés précoloniales africaines était  l’obtention de biens de prestige servant à assurer le pouvoir des élites lignagères et des aristocraties militaires.

Faut-il voir, dans cette source, l’origine des trois plaies de la modernité politique et économique  africaine ? La richesse  étant une arme politique essentielle, le maintien des populations dans la pauvreté satisfait-il une stratégie de conservation du pouvoir ? Les freins mis par les élites politiques  modernes,  à la diffusion de l’économie de marché et de ses valeurs dans les sociétés africaines,  à travers le monopole étatique  et le contrôle politique du commerce, constituent-il la version moderne de la résistance des élites précoloniales à l’économie marchande et à ses potentialités révolutionnaires qui menaçaient  de saper leur pouvoir ? Leur  mainmise sur le grand commerce dans le continent reproduirait-elle d’une certaine manière le monopole du commerce à longue distance,  pratiqué par les élites lignagères et les aristocraties militaires des sociétés précoloniales ? Le mode de vie ostentatoire des classes dirigeantes modernes africaines, leur propension à accumuler des biens de prestige et à les exhiber comme  signe de pouvoir et de richesse, serait-elle la version moderne de l’exhibition rituelle et coutumière des biens de prestige par les élites lignagères dans les royautés et sociétés lignagères précoloniales ? Le gaspillage et le détournement moderne des trésoreries publiques par les élites politiques africaines réitéreraient-ils la destruction coutumière du surplus des  richesses,  destinée à empêcher l’enrichissement des hommes du commun qui avait cours dans ces sociétés anciennes ? Une réponse, étayée par des recherches précises,  à ses questions pourrait éclairer l’énigme de l’appauvrissement continu des populations africaines malgré les richesses minières et énergétique du continent, la richesse de son potentiel humain, l’efficience de ses ingénieurs et universitaires  et le talent entrepreneurial de ses paysans, artisans et commerçants,  maintes fois souligné par les chercheurs. Elle pourrait dévoiler la raison d’être du gaspillage des ressources publiques des Etats africains par leur classe politique  de même que celui du mode  de vie ostentatoire et dispendieux  des chefs d’Etat africains  dont les trois Présidents cités plus hauts dans l’enquête du juge français  sont les symboles

S’il s’avérait qu’il en était effectivement ainsi, ce transport délibéré d’un ancien dispositif politique dans le fonctionnement de l’Etat moderne africain par les élites politiques  serait  l’une des formes sous lesquelles, le consentement et la prise en charge endogène de l’oppression coloniale,  se déclinent. Les influences externes n’ont pu en effet  agir avec efficacité qu’en étant toujours  « réfractées par  la logique immanente  des systèmes africains »[10].  En réalité, l’idéologie de la particularité culturelle et de l’africanisation de la modernité permet d’intégrer les influences venues du dehors  et de les récupérer dans des formes spécifiques,  telles la démocratie du partage du pouvoir, l’ethnicisation de la politique ou le règlement des contentieux politiques sous le mode de la palabre, afin d’orienter le cours des évolutions internes dans les directions requises par les systèmes locaux de domination politique et économique.

 

 

 


[1] Cf Olivier Pétré-Grenouilleau : Les traites négrières. Gallimard. 2004

 

[2] Cf Catherine Coquery-Vidrovitch : Afrique Noire. Permanences et ruptures. L’Harmattan. Paris. 1992

 

[3] Cf Y-A Fauré : Les politiciens dans les entreprises en Côte d’Ivoire in Le monde des entreprises en Côte d’Ivoire. Sources statistiques et données de structures, Paris, Aupelf/Uref, 1989

 

[4] Claude Meillassoux : Anthropologie de l’esclavage  p. 237, PUF, 1986

 

[5] Ibid

 

[6] Ibid

 

[7] Cathérine Coquery-Vidrovitch : Afrique Noire. Permanences et Ruptures. p 100. L’Harmattan, 1992

 

[8] Cf Ibid p 99

 

[9] Cf Ibid p99

 

[10] Olivier Pétré-Grenouilleau : Les traites négrières, p 533

 

<>

2 Commentaires

Les commentaires sont fermés