La démocratie libérale à l’épreuve en Afrique Noire.3ème partie. Les enseignements du modèle japonais.

Les enseignements du modèle japonais.

 Dans les pays de tradition holiste,  où la dynamique de l’histoire a imposé la démocratie libérale en qualité de régime politique   à un moment donné, un certain volontarisme progressiste patriotique  des élites est nécessaire pour s’en approprier l’esprit. Ce choix pragmatique ne signifiant guère capitulation politique et acceptation passive d’une acculturation étrangère, cette indispensable appropriation de la dimension substantielle de la démocratie libérale permet de mettre les potentialités émancipatrices de ce régime au service des besoins spécifiques de la nation. Le volontarisme démocratique modernisateur de l’élite japonaise de l’ère Meiji et bien plus tard, de la période d’occupation américaine qui a vu la modernisation du Japon,  constitue un exemple historique de cette réappropriation culturelle féconde d’un apport étranger. Cette modernisation s’opéra par le haut et fut le fait des élites qui, tout en en préservant l’identité culturelle du peuple japonais, adoptèrent la démocratie libérale et les techniques occidentales et procédèrent à une refonte globale des structures du pays pour le mettre au niveau des impératifs des temps nouveaux.

 Le fait que le Japon évolua à marche forcée vers la démocratie libérale  parlementaire de type britannique sous le Général Américain Mc Arthur, véritable proconsul dans le Japon occupé de 1945, démontre, toute proportion gardée, qu’un peuple militairement défait qui se voit imposer un modèle politique, économique et culturel étranger peut l’utiliser intelligemment à son avantage pour se libérer de la domination et s’affirmer politiquement et économiquement. L’exemple de la société de type holiste japonaise, qui su adopter l’esprit de la démocratie libérale moderne tout en conservant ses particularismes culturels, prouve que les traditions ne sont pas antithétiques à la démocratie moderne, et que cette dernière n’est nullement l’instrument d’une acculturation mortifère. Au lieu de s’enfermer dans leur identité, de livrer des combats d’arrière garde pour retourner à une impossible autochtonie, de rejeter l’esprit de la modernité, de tenter de couler les institutions de la démocratie libérale moderne dans les coutumes et les traditions, les élites japonaises s’attachèrent à maîtriser les procédures et l’esprit de la démocratie libérale, et à la vivifier par leurs particularismes culturels qu’ils conservèrent comme leur mémoire individuelle et collective. Les coutumes japonaises  ne furent pas érigées en modèle de l’Etat moderne japonais et ne prétendirent pas régenter son fonctionnement.

Est-il besoin de souligner qu’en Afrique noire, nous sommes tombés  dans le piège grotesque, tendu par les colons, qui a consisté à endogénéiser la domination coloniale au moyen de l’administration indirecte et à reconstruire par la suite les sociétés politiques africaines selon le modèle de l’ethnicité, du confessionnalisme, et du régionalisme? Le rôle des chefs traditionnels et des autorités charismatiques et spirituelles des sociétés fut redéfini et perverti pour les besoins de la domination coloniale. Gardiens des mémoires collectives et des chartes traditionnels qui permettaient de contrôler le pouvoir politique dans les royautés et les aristocraties militaires précoloniaux, ils furent reconvertis en administrateurs subordonnés du nouvel ordre politique répressif  colonial. On sait le rôle qu’ils jouèrent par la suite en tant qu’auxiliaires de l’administration du territoire dans les autocraties et les dictatures postcoloniales. Ils mobilisèrent l’arme absolue du contrôle communautaire  au profit du pouvoir politique et mirent les arsenaux des traditions et des coutumes à la disposition des despotes au pouvoir dans les nouveaux Etats indépendants.

Contrairement au choix du traditionalisme défensif opéré par les élites politiques africaines, l’élite japonaise opta au plan politique pour la maîtrise du  logiciel du nouveau régime politique et des nouvelles institutions imposés par les Américains. Cette réappropriation culturelle permit à cette élite modernisatrice de marier la procédure de la démocratie à sa substance pour le compte de l’émancipation multiforme du peuple japonais. Au niveau technique et économique, elle s’appropria la rationalité instrumentale occidentale pour lutter à arme égale avec l’Amérique et les puissances du nouveau monde dans un objectif de développement économique et social. Au niveau culturel et social, la refonte volontariste des structures pour porter le pays au niveau des exigences de la modernité permit de conserver les particularismes culturels qui ne prétendirent pas régenter le politique. Ces derniers servirent au contraire à construire une personnalité enracinée dans sa mémoire qui s’engagea dans la modernité tout en résistant aux forces d’aliénation du modernisme. 

En Afrique, au contraire, semble triompher depuis toujours la dynamique de résistance inertielle et régressive d’une frange importante des élites politiques. S’approprier l’esprit des institutions et des techniques de la modernité occidentale est identifié à une inacceptable acculturation.  Prisonnières du traditionalisme défensif autant que de l’idéologie des mouvements de libération anticolonialiste des années 1950, ces élites s’enferment dans un rejet défensif de l’esprit de la modernité politique et économique identifié globalement au colonialisme. Le libéralisme politique est confondu avec le libéralisme économique qui est lui-même identifié au capitalisme sauvage colonisateur européen des années 1800. Cet enfermement et cette confusion favorisent  l’installation des formes dévoyées de ces figures de la modernité. Ils génèrent une désorientation qui permet  aux nouvelles élites d’affermir leur propre pouvoir dans les nouveaux Etats indépendants dont ils constituent la classe politique dirigeante. Mobilisant les idéologies des traditions politiques du passé, en même temps que la logique répressive des Etats coloniaux et la rationalité instrumentale des formes dévoyées de l’économie et de la politique moderne, elles se réapproprient en fait un triple système d’inégalité et de domination. (A suivre)

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