Les sources endogènes du paupérisme des populations en Afrique Noire. 1ère partie

Les « étrangers » boucs émissaires d’un système endogène de domination.

Dans la plupart des Etats d’Afrique Noire, l’une des anomalies qui sautent aux yeux de l’observateur étranger est le paupérisme du plus grand nombre et la concentration scandaleuse de la richesse financière et du pouvoir économique dans les mains de la classe politique et des familles dirigeantes. A l’ère du triomphe de l’économie libérale et de la démocratie censées se conjuguer pour promouvoir l’intégration socio-économique et politique sans discrimination de la population, la désintégration sociale et les inégalités s’accentuent paradoxalement en Afrique noire. Malgré les forts taux de croissance économiques constatés en plusieurs Etats, ces maux semblent s’approfondir sur fond de séparatisme et de désintégration des Etats postcoloniaux. On est frappé par la contradiction constituée par la coexistence du paupérisme du plus grand nombre avec une inventivité créatrice populaire qui semble donc étouffée ou à tout le moins gaspillée.

L’économie de marché tend à être maintenue au niveau de la sphère des classes dirigeantes. Elle se déploie comme mercantilisme et affairisme au lieu de donner naissance à une démocratisation des échanges. La démocratie tend à n’être qu’un régime  édulcoré en électoralisme dominé par des oligarchies politiques. Confinée au niveau du régime politique, la démocratie ne parvient pas à se transformer en type de société pour donner du contenu à l’exigence démocratique de similarité et d’égalité des conditions. La plupart des sociétés démocratiques d’Afrique noire  continuent d’être des sociétés inégalitaires dominées par des élites concentrant en leur main la presque totalité du pouvoir économique et politique. La compétition démocratique est bien souvent un affrontement meurtrier entre communautés ethniques, entre confessions religieuses. Des élites ethniques instrumentalisant les communautés et les confessions s’affrontent pour la conquête du pouvoir d’Etat. Au lieu d’être l’espace de la représentation politique des intérêts sociaux et du service de l’intérêt général, le pouvoir d'Etat  est considéré comme un moyen d’enrichissement personnel et d’appropriation privée des ressources nationales.

En Afrique Noire, faut-il donc désespérer en ce début du XXIème siècle  ou faut-il attendre de la dialectique de  l’histoire qu’elle produise des transformations émancipatrices sur le temps long ? Les modèles économico-politiques, qui ont produit des transformations émancipatrices en un temps court dans l’Asie du sud-est postcoloniales, telles les économies de marché couplées à des Etats mobilisateurs, ont échoué à produire des effets similaires en Afrique noire. Il  semble que des conditions sociologiques endogènes spécifiques, qui ne tiennent pas seulement à l’âpreté du fait colonial, aient opéré et continuent d’opérer comme forces d’inertie. Pour libérer la créativité historique africaine, il est donc important de les faire ressortir. Il faut porter au niveau de la conscience, un inconscient collectif refoulé donc générateur d’actes manqués et de conduites d’échec.

Le scandale que représente la mainmise quasi totale des familles régnantes et des élites dirigeantes africaines sur l’économie et sur le grand commerce des pays au détriment des populations ne saurait s’expliquer par la passion humaine d’avidité. Cette véritable appropriation privée de la richesse publique, telle qu’on la constate par exemple dans les pays pétroliers d’Afrique,  ne saurait s’expliquer  par la volonté personnelle d’accaparement d’une élite corrompue. Elle ne peut non plus s’expliquer par la dialectique économique de la  concentration du capital  dans les mains d’une bourgeoisie dominante exploitant le travail des classes laborieuses en vue de la productivité nationale. La résilience des structures d’exploitation du territoire construites par les colonisateurs occidentaux ne saurait non plus en rendre complètement compte. La raison explicative de cette anomalie pourrait plutôt résider dans une culture endogène du monopole politique de la richesse, superstructure du dispositif sociopolitique fonctionnel  d’une économie d’ostentation.

Les rapports de production et le type de commerce  qui régentaient l’organisation sociale et politique des royautés et des aristocraties précoloniales semblent avoir été prorogés jusqu’à nos jours. Le mode d’organisation fonctionnel  permettant d’intégrer les sociétés paysannes lignagères africaines dans l’économie de marché, sans déstabiliser les structures sociales et politiques et sans remettre en cause les hiérarchies établies, a été maintenu intact à travers les âges. Le confinement des populations locales dans l’agriculture d’autosubsistance, la spécialisation des allogènes dans le petit commerce, le monopole du grand commerce par les élites lignagères qui détenaient le pouvoir politique dans les royautés et les aristocraties furent des maillons du dispositif fonctionnel du mode de production lignager. Ce dispositif assurait la reproduction des hiérarchies traditionnelles et garantissait la pérennité des pouvoirs royaux et aristocratiques.

Ce mode d’organisation fonctionnel semble avoir été conservé à travers les siècles. Il structure encore les sociétés africaines du XXIème siècle. L’agriculture d’autoconsommation et l’économie de subsistance semblent régir la vie du plus grand nombre dans les Etats africains. L’économie marchande a conservé la forme précoloniale de l’économie de traite dominée par les élites lignagères. Le modèle mercantiliste, qui limitait les échanges aux élites lignagères dans les royautés et les empires, a été maintenu dans le commerce moderne africain.

A l’ère du modèle postcolonial de l’économie de marché sous tutelle des Etats succède aujourd’hui l’ère de la libre économie de marché quasiment monopolisée cependant par nombre d’élites politiques reconvertis en hommes d’affaire et en opérateurs économiques. La démocratie, superstructure politique des sociétés modernes africaines, est dominée par les élites modernes opérant en tant qu’élites lignagères, représentants des communautés, des ethnies et des confessions. On retrouve donc, intacts dans ce premier quart du XXIème siècle, les structures sociales et les rapports de production du monde précolonial africain que ravive la dynamique de la défense identitaire.

Au petit peuple des nouveaux Etats-royaumes africains des XXème et XXIème siècles est réservé l’agriculture et les activités économiques informelles de subsistance. Les élites lignagères, détentrices du pouvoir dans les Etats modernes, détiennent le monopole du grand commerce. Le commerce de détail et de proximité est le domaine imparti aux « étrangers » de passage dans les Etats-royaumes et dans les Etats-aristocratiques comme aux temps précoloniaux. Spécialisés dans le commerce, fonction qui leur fut réservé en raison de leur extranéité par les royautés et les aristocraties du monde précolonial africain, les étrangers semblent être en Afrique noire ce qu’étaient les juifs dans les royautés et les empires du moyen-âge occidental et oriental. 

La problématique de la violence xénophobe qui vient de secouer  l’Afrique du Sud, et qui se situe dans la continuité d’une longue tradition dans les Etats postcoloniaux d’Afrique noire, doit être expliquée par les  contradictions générées par la prorogation de ce mode fonctionnel séculaire des sociétés africaines précoloniales qui est pourtant devenu obsolète. La dynamique de la revendication d’identité à l’ère de la mondialisation risque de renforcer ce mode fonctionnel précolonial et de provoquer, par ce fait, une régression généralisée, résultat d’une adultération défensive des formes de la modernité. (A suivre)

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