Les droits de l’homme : privilèges de quelques-uns ou obligations inconditionnelles de chacun envers autrui ?

Réflexions sur le cas  Blé Goudé

Quels enseignements sur les droits de l’homme doit-on retenir de l’indignation manifestement surjouée de Blé Goudé devant la CPI ? Quelle instruction retire-t-on de la révolte éthique d’un présumé coupable de crimes contre l’humanité qui s’estime, à tort ou à raison, victime d’un attentat contre sa dignité humaine ? Quelle leçon comporte   la passion justicière d’un pouvoir déchu qui avait érigé la force en principe du droit, institué la ségrégation, la partialité et l’injustice en règles de gouvernement, qui dénonce par la suite une justice de vainqueur et réclame une justice impartiale ?

Essentiel est ce questionnement dans une Afrique où l’exigence de fonder éthiquement les droits de l’homme se fait pressante pour en éviter la négation et l’instrumentalisation! On commémore en effet le vingtième anniversaire du génocide des Tutsis au Rwanda, sous l’ombre inquiétante de la contestation récente de la Cour pénale internationale par certains leaders politiques africains, pendant qu’une barbarie presque similaire à celle du Rwanda est en cours en Centrafrique, au Nigeria, et au Soudan-sud après avoir menacé d’embraser le Mali. Le rempart le plus efficace contre la barbarie ne réside-t-il pas dans une culture du respect des droits humains ? Le respect des  droits de l’homme ne devrait ils pas être reconnu dès lors comme une obligation inconditionnelle sacrée de chacun envers autrui ?

Comme Gbagbo son mentor qui, scrupuleux sur le respect inconditionnel de sa vie et de sa dignité humaine, s’estimait satisfait et bien traité dans sa prison de Korhogo parce qu’il « mange et dort bien », Blé Goudé l’instigateur le plus emblématique des atrocités de la crise politico-militaire ivoirienne des années 2000 à 2010, le chef d’orchestre de l’ethno-nationalisme xénophobe ivoirien, l’ordonnateur de la chasse aux étrangers et aux Blancs se dit satisfait d'être détenu à la Haye dans  la prison d’un Etat occidental où ses droits personnels d’être humain sont respectés et où il peut « dormir et manger » en toute quiétude. La brutalité de l’imprécateur et du tribun des rues, le cynisme des dirigeants d’une dictature meurtrière adepte du nihilisme axiologique sont alors battus en brèche par l’appel passionné des concernés à une justice impartiale, au respect inconditionnel de la dignité humaine et des droits de la personne. Cette contradiction contre-performative, transforme leur indignation morale et leur dénonciation d’une maltraitance supposée, en déclaration de reconnaissance publique des devoirs inconditionnels envers autrui qu’ils ont eux-mêmes violés en se mettant délibérément en situation d’exception! Leur rhétorique et leur indignation passionnées disent, plus clairement que toute dialectique philosophique rationnelle et démonstrative, que les droits de l’homme ne sont pas les privilèges d’un individu délié des mêmes exigences envers les autres hommes.

 Les droits de l’homme ne sont que les devoirs de chaque homme envers lui-même et envers autrui. Car un homme considéré en lui-même n’a que «  des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres considérés de son point de vue ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres qui se reconnaissent des obligations envers lui » écrit Simone Weil dans L’Enracinement. Le respect de la dignité humaine, l’exigence de justice sont des droits humains au sens où ce sont les obligations de chacun envers lui-même et envers autrui. C’est en ce sens que l’auteure de L’Enracinement précise que « la notion d’obligation prime celle de droit qui lui est subordonnée et relative » et qu’ « un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ». Ce n’est ni la menace de la sanction pénale, ni l’efficience des services de police, ni la force qui rend efficient le respect des droits humains. Car « l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui ».Un droit qui n’est pas reconnu par personne vaut-il quelque chose ? Le respect des droits de l’homme dépend de leur reconnaissance par chacun comme obligation envers l’humain en lui-même et en autrui. « L’objet de l’obligation, écrit Simone Weil, est toujours l’être humain comme tel. Il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain sans qu’aucune condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune ». L’homme est obligé envers l’humanité en tout homme. Les droits de l’homme procèdent de cette obligation inconditionnelle.

Telle est la racine éthique absolue de la jurisprudence qui fonde la modernité et structure les Etats de droit. Les existences individuelles et les rapports interpersonnels juridiques sont régis par l’obligation inconditionnelle du respect de la dignité humaine. C’est pour donner un contenu tangible à la dignité humaine qu’un pouvoir légal doit être institué afin de servir l’intérêt général, promouvoir le bien commun et construire l’émancipation générale. En effet, la puissance publique doit donner à chaque citoyen les moyens de vivre dignement du fait de sa respectabilité intrinsèque a priori.

 Nous devons en Afrique nous réapproprier cet enracinement éthique du droit moderne pour en faire une culture afin de fonder nos Etats et notre citoyenneté dans les obligations intemporelles qui permettent de satisfaire l’impératif de dignité des existences humaines.

 Si elle pouvait s’assumer dans les trois dimensions de la responsabilité, pénale, politique et métaphysique, la passion éthique publiquement clamée de Blé Goudé, de Laurent Gbagbo et de leurs partisans porterait un message d’espoir. Elle signifierait que pour l’ensemble des Ivoiriens les droits de l’homme ne sont pas seulement des procédures juridiques mais des obligations éthiques inconditionnées qui ordonnent le vivre ensemble humain. Cette passion éthique métaphysiquement assumée à l’égard de l’humanité de l’homme garantirait alors la réconciliation ivoirienne car elle l’assurerait dans le consensus des Ivoiriens, déclaré par conviction, sur le fondement éthique du droit.
En somme, comme aurait pu le dire le Père de la Nation, "Les droits de l'homme, ce ne sont pas des mots, c'est un comportement".

In memoriam du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 et aux victimes de la crise politico-militaire ivoiriennne des années 2000 à 2010

Dr Alexis Dieth
Professeur de philosophie

Vienne.Autriche
cedea.net

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