Le conflit centrafricain est-il interreligieux?

Dans la Centrafrique ensanglantée par des pogroms  provoqués par un conflit que certains qualifient de « religieux », dans la Centrafrique au paysage démographique bouleversé par l’exode massif des populations de confession musulmane  pourchassées par des hordes de brigands affublés du masque de « chrétiens » ; populations centrafricaines en marche vers l’exil sous les huées, les insultes et les agressions de bons nombre de Centrafricains de confession chrétienne  endoctrinés ou mus par la haine suscitée par les déprédations et  les meurtres commis par les ex-sélékas; dans la Centrafrique ensanglantée par les tueries de chrétiens assassinés par des meutes miliciennes d’anti-balaka dits « chrétiens » et par une soldatesque prétendument « musulmane » qui s’est arrogée frauduleusement le droit de parler au nom des musulmans centrafricains,  ne voit-on pas, conformément au message de fraternité de la Bible et du Coran, de vrais chrétiens et de vrais musulmans se porter réciproquement secours face  à la barbarie meurtrière des brigands des deux camps politiques qui se combattent? 

Contrairement à ce qui est dit, ne faut-il pas alors douter du caractère confessionnel, attribué par certains, au conflit centrafricain ? Afin d’éviter sa réédition ailleurs en Afrique ne faut-il pas chercher à cerner les causes profondes du naufrage collectif d’un peuple dans le cyclone des crimes, des massacres massifs, et dans la barbarie du nettoyage ethnique sur des bases d’appartenance religieuse ? Ne faut-il pas tenter de circonscrire la contagion du mal, par la réflexion et la lucidité critique, en une époque de crise où les codes sont bouleversés et en laquelle est devenue prégnante, la tentation de se définir par l’ethnie, par la religion, et par la culture ethnique en excluant les autres,  plutôt que par la citoyenneté en les incluant ?

Pour nous, Ivoiriens, qui sortons à peine du tunnel sombre de l’abîme, un tel questionnement est vital. C’est un impératif moral et politique que nous nous devons de satisfaire. Après le génocide du Rwanda, que certains s’enorgueillissaient de vouloir imiter, la Centrafrique nous enseigne actuellement la stérilité et la dangerosité infinie des velléités de redéfinition ethnique et confessionnelle  de la nation et de l’Etat.

L’exemple contemporain de la Centrafrique, à l’actualité quotidienne terrifiante, nous prévient de la létalité de la réappropriation politique et électoraliste opportuniste  de l’ethnie, de la religion et des régions, dans le combat politique. Il est donc essentiel de comprendre les raisons profondes qui font que des peuples qui vivaient ensemble depuis toujours  en viennent à s’entretuer du jour au lendemain, dans un bain de sang en jetant par-dessus bord leur convivialité réciproque quotidienne et leur humanité. C’est une exigence incontournable que de comprendre les raisons cachées qui poussent des peuples à invoquer la religion, pour en appeler à leur divorce et à leur séparation dans le sang et la barbarie, lors-même que la Bible et le Coran leur enseignent l’union et la relation dans l’amour et la fraternité. Peut-on en effet croire que la crise mettant aux prises les Centrafricains de confession chrétienne et les Centrafricains de confession  musulmane, est un conflit interreligieux ?

La réalité du terrain dément la fable d’un conflit interreligieux entre chrétiens et musulmans en Centrafrique. Entre les vrais chrétiens et les vrais musulmans centrafricains, des actes de solidarité émaillent et continuent d’émailler les deux périodes de la tragédie centrafricaine, récusant  ainsi par les faits, l’interprétation répandue d’un conflit interreligieux entre  chrétiens  et musulmans. Un reportage de l’AFP dont le Journal Jeune Afrique a rendu compte le 17 février 2014, atteste de cette solidarité entre musulmans et chrétiens : « Dans l'enceinte de l'évêché, protégé par quelques éléments congolais de la force africaine Misca, plus de 500 musulmans sont aujourd'hui réfugiés. Le linge sèche sur l'herbe, les hommes discutent sous le frangipanier, des enfants rient au passage de soldats.  « Ils ont été amenés là par l'abbé Isaïe qui dit qu'"il en arrive chaque jour" dans son église. "Il y a aussi beaucoup de chrétiens qui protègent des musulmans, les amènent à la paroisse ou les hébergent". »

Solidaire dans cette protection des populations, le maire de Berbérati dénonce aux côté de l’abbé Thomas Esaïe, curé de l'église Saint-Basile, une planification du drame par les forces armées de l’ex-régime et une instrumentalisation de la jeunesse désœuvrée par les commanditaires du conflit : "Ce qui s'est passé ici était planifié", affirme le maire. Parmi les miliciens, figuraient de nombreux militaires des Forces armées centrafricaines (FACA), défaits en mars par les rebelles, selon les témoignages des habitants »

 Cette donnée factuelle prouve que le drame centrafricain résulte d’un affrontement entre des factions  prédatrices qui camouflent leur lutte pour le pouvoir  sous l’habillage d’un conflit interreligieux. Le Christianisme et l’Islam sont instrumentalisés par des commanditaires et des exécutants déterminés qui utilisent la jeunesse désœuvrée comme fer de lance d’un projet mafieux ayant pour objectif le monopole du pouvoir d’Etat et l’accaparement des ressources publiques à des fins privées

Dénonçant cette mascarade,  des chrétiens sont secourus par des musulmans et, réciproquement, des musulmans par des chrétiens dans cette folie sanguinaire collective provoquée artificiellement par des donneurs d’ordres locaux et externes membres d’une minorité dominante au service de ses intérêts de classe.  Avant leur exode massif de ces derniers jours, sous la pression meurtrière des gangs déchaînés d’anti-balaka, des musulmans trouvaient et trouvent encore aujourd’hui refuge dans des églises et réciproquement des chrétiens dans des mosquées. Les articles de Vincent Hugueux de l’Express, de Thomas Cantaloube de Médiapart, et de divers autres journalistes sur le terrain le prouvent. Confirmant la vérité des faits sur le terrain,  l'archevêque de Bangui, Dieudonné Nzapalainga, vient de dénoncer ce maquillage religieux du  conflit centrafricain en précisant, comme le relate un article de jeune Afrique du 10-02-2014, que, selon lui, "les anti-balaka ne sont pas une milice chrétienne".

L’étouffement propagandiste de cette réalité factuelle démontre quotidiennement, s'il en était besoin, que la religion  est en Centrafrique manipulée et instrumentalisée par des commanditaires et acteurs locaux  organisés. Ces derniers travaillent maintenant ouvertement à construire un Etat communautaire en dissimulant un nettoyage ethnique sous le masque d’une homogénéisation à base confessionnelle. Ne vient-on pas d’apprendre qu’un ex-ministre de la jeunesse de l’ancien gouvernement Bozizé clame publiquement être le coordonnateur politique des anti-balaka,  et déplore la mise la l’écart de son mouvement par les nouvelles autorités politiques qu’il accuse d’ingratitude? Les comptes rendus journalistiques n’ont-ils pas  établi que plusieurs représentants autoproclamés de ces milices dites « chrétiennes » étaient des proches de l'ancien président Bozizé ? Est-il besoin de souligner que les sélékas furent eux-aussi phagocytés et clientélisés  dès leurs premiers succès par  des hommes politiques dissidents et des chefs liés au banditisme social qui avaient le dessein de s’en servir comme instrument de promotion politique personnelle ?

Le conflit centrafricain est donc un affrontement artificiellement provoqué dans lequel la religion est instrumentalisée pour dissimuler un projet mafieux de monopole du pouvoir ou de nettoyage ethnique. Les protagonistes, selon leur programme personnel, s’en servent à la fois pour s’emparer de l’Etat et pour asseoir une dictature néo-communautaire sur une société ethniquement homogène.

Dans l’Afrique postcommuniste, les religions importées ne sont pas devenues seulement des entreprises financières de la part de prophètes autoproclamés. Elles sont devenues des fonds de commerce politiques, des armes stratégiques  que mobilisent les candidats au pouvoir d’Etat et les autocrates qui veulent le conserver au détriment de leurs concurrents. L’islam et le christianisme sont politiquement plus porteurs que l’ethnicité en raison des soutiens internationaux qu’ils sont à même de procurer à ceux qui parviennent à maquiller leurs stratégies personnelles de conquête du pouvoir dans un habillage confessionnel, et qui réussissent à se présenter comme les défenseurs et garants de la domination d’une religion contre une autre.

Or, loin de représenter une source de réarmement moral qui permet aux individus et aux groupes sociaux de lutter contre les aliénations de l’histoire ; loin de constituer un fondement d’intégration socio-économique et politique des peuples, cette redéfinition confessionnelle de l’Etat détruit la capacité des groupes sociaux à s’instituer comme société politique. Ce nationalisme confessionnel n’est pas seulement porteur de ségrégation, d’exclusion et donc de guerre dans les Etats multiconfessionnels et multiethniques africains. Il menace le processus de reconstruction des Etats africains à partir des idéologies laïques modernes dont dépend la viabilité de la démocratie et du pluralisme sociopolitique.

Cette redéfinition confessionnelle de la nation attaque, frontalement, la tradition sociopolitique laïque des Etats modernes africains. Elle est aussi en contradiction avec la culture de tolérance et de coexistence confessionnelle des religions animistes originelles des Africains. Par ailleurs, cette instrumentalisation politique des confessions religieuses est une menace mortelle pour les religions révélées dont elle détruit  les valeurs spirituelles  cardinales. 

Il est donc vital de réaliser en Afrique, par la démocratie, l’intégration socio-économique des populations qui permettrait aux personnes et aux groupes sociaux de se définir et de s’identifier par la citoyenneté, par la profession  ou  par le niveau de vie, plutôt que par l’ethnie et par la religion. Il est impératif  d’éviter la confusion de la politique et de la religion. Pour y parvenir, il faut recentrer le débat et l’affrontement politiques sur les valeurs séculières à partir desquels s’édifie la République. Il faut y fonder les projets de société qui structurent les programmes des partis. Mais la vérité historique ultime, qui doit être un a priori et une boussole pour les hommes politiques africains en général, et Ivoiriens en particulier, est que l’instrumentalisation de l’ethnicité et de la religion à des fins politiques ouvre toujours grandement la boîte de Pandore. Une reddition de comptes avec les peuples désabusés procède tôt ou tard de cet égarement.

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