Une épuration communautaire est en cours en Centrafrique. Elle vise ouvertement à y créer une société non mêlée. On cible des catégories sociales sur la base de leur religion dans un conflit où l’Islam et le christianisme sont instrumentalisés pour servir les objectifs politiques de commanditaires et d’exécutants organisés et déterminés.
Les catégories ciblées sont pourchassées, pillées, lynchées. Les cadavres sont profanés, outragés, trainés dans les rues, démembrés, et incendiés dans des brasiers infernaux entourés par des tortionnaires joyeux et des foules participantes et complices qui immortalisent la scène au moyen de téléphones portables ; gadgets de la modernité aux mains de brutes qui parachèvent l’œuvre horrible des antiques machettes.
Une chose est certaine, en Centrafrique comme en d’autres lieux qui connurent de tels excès, la réconciliation sera difficile parce que des actes, d’une horrifiante barbarie qui la rendent quasi impossible, ont été commis par les commanditaires et exécutants des deux bords. Des limites ont été franchies!
Comment, dès lors, procéder pour retisser les liens brisés de la société ? Comment reconstruire le vivre-ensemble entre des collectivités et des individus séparés par la haine et le ressentiment, réciproquement provoqués par des déprédations d’une horrifiante cruauté?
Dans cette situation, l’objet d’une justice transitionnelle et d’un processus de reconstruction de l’Etat ne sera pas de faire redémarrer la société au moyen d’une réconciliation artificielle, factice fondée sur l’impunité de tous et le partage ethnique et confessionnel du pouvoir d’Etat entre les élites des diverses communautés. Dans une société multiethnique et multiconfessionnelle brisée par la haine, la justice transitionnelle et la reconstruction doivent servir à faire renaître le sentiment de commune appartenance et de coresponsabilité concitoyenne. Il faut rebâtir l’Etat et rendre justice de telle sorte que s’éveille la liberté politique d’un peuple originellement asservi. Ces médiations doivent servir à construire la responsabilité politique des dirigeants envers leurs peuples et la responsabilité de ces derniers envers leurs dirigeants. Car une société politique est fondée sur la responsabilité réciproque des gouvernants et des gouvernés. Les dirigeants et les peuples des dictatures qui ignorent et piétinent ce que sont la liberté et la responsabilité politique ont, toujours, le sentiment partagé de leur non-responsabilité. L’asservissement politique extérieur entretient un asservissement politique intérieur qui détruit la conscience de la responsabilité et brise le sentiment d’appartenance commune comme le souligne Karl Jaspers. Dans une justice transitionnelle, l’impunité consacrerait cette irresponsabilité.
La cible prioritaire d’une justice et d’une politique de reconstruction et de réconciliation nationale doit donc être de détruire le sentiment de non- responsabilité réciproque des dirigeants et des peuples les uns envers les autres. A la justice du tribunal,complément indispensable de la justice transitionnelle, il appartient donc de déterminer impérativement la responsabilité pénale des actes criminels à partir du principe de la culpabilité individuelle fondée sur des preuves factuelles. On rétablit ainsi les fondements moraux, judiciaires et politiques qui soutiennent la dynamique du mouvement naturel des peuples, mouvement qui restaure, toujours, la complexité ethnique et confessionnelle que la barbarie tente d’éliminer comme le faisait remarquer le grand historien britannique Eric Hobsbawm.
Il s’agit alors de refonder et réarmer moralement et éthiquement un peuple, de reconstruire une nouvelle communauté politique sur la racine de la fraternité qui réunit la diversité humaine. Filmées publiquement au téléphone portable par leurs auteurs et par des foules complices, les scènes des mises à mort barbares à la machette et la crémation des cadavres profanés et démembrés disent symboliquement le triomphe de la violence sans borne doublé du sentiment d’impunité comme l’a signifié, après la scène horrifiante du 05 février 2014 dans les enceintes de l’Ecole de magistrature de Bangui, la réédition du même type de crime, selon le même modus operandi, le vendredi 07 février suivant. Le spectacle de la barbarie populaire qui ne cherche pas à se cacher, qui s’affiche joyeusement devant les caméras du monde entier, oblige à penser qu’une telle société est malade en ses tréfonds et qu’il importe de la soigner en profondeur pour la guérir !
La problématique de la justice transitionnelle et de la reconstruction nationale est donc de refonder et de reconstruire moralement et éthiquement une société schizophrène en déshérence et en perte de repères, dont les codes culturels et moraux ont été brisés. Dans le sens de la subjectivation, de la formation de l’autonomie critique des personnes et des groupes sociaux, il faut aider les sociétés à se réapproprier leurs mémoires, et leur histoire, à reconstruire leurs solidarités antérieures détruites. Par une éducation démocratisante il faut y instituer une culture démocratique ainsi que la maîtrise populaire de la rationalité instrumentale et des codes d’une modernité bouleversée en perpétuelle mutation. Il faut construire une société civile structurée et organisée en face des systèmes de Pouvoir. C’est la problématique de la réunification du corps social dans sa diversité en une nation citoyenne solidaire, fondée dans un sentiment de fraternité et d’appartenance commune. C’est la problématique de l’enracinement d’une nouvelle société plurielle dans la culture de la reconnaissance réciproque et du respect absolu de la dignité humaine.
La barbarie sans limite des crimes horrifiants, commis quotidiennement dans la folie collective, pose la question d’une thérapie de choc qui traite l’esprit de la société. La folie populaire centrafricaine est la maladie d’un corps social. En tant que telle, elle est la maladie de ceux qui en représentent l’esprit. Elle est la maladie de l’intelligentsia. Car, de même que la folie personnelle résulte d’une défaillance de l’esprit, la folie meurtrière collective d’un peuple résulte de la faillite des élites qui devraient incarner les valeurs fondamentales d’une société politique, celles de la responsabilité et de la solidarité citoyenne, et construire le sens de l’histoire, en traçant, par l’exemplarité, la voie de l’émancipation collective.
En Centrafrique, comme partout ailleurs en Afrique, la responsabilité des élites politiques est immense. Pour conserver le pouvoir ad-vitam aeternam, ces élites se sont gardées, sous des prétextes divers, de bâtir des nations et de développer, dans les peuples, le sens de la solidarité citoyenne en lieu et place des solidarités tribales et claniques. Les élites politiques ont omis de construire, en leur cité, des sociétés politiques modernes ; elles ont travaillé à la division du corps social ; elles ont démissionné et géré l’Etat de manière privée et tribale ; elles se sont appropriées le trésor public comme leur propriété personnelle ; elles ont transformé l’administration des Etats en une propriété familiale et clanique ; elles ont travaillé à briser la formation d’une armée nationale et de forces de sécurité républicaines. Craignant d’être renversées, elles affaiblissent les armées nationales, créent des milices tribales surarmées, dirigées par l’un des leurs, et vouées à la protection de leur personne. Elles cultivent le mythe du chef charismatique irremplaçable et sapent à la base la naissance de la citoyenneté en développant dans les Etats modernes la relation non politique de la fidélité indéfectible des partisans au chef qui existe dans les cercles restreints et les structures sociales primitives. Elles sont les architectes de l’implosion des Etats multiethniques et multiconfessionnels africains dont la Centrafrique et le Sud-Soudan sont les exemples contemporains.
La nouvelle élite politique des démocraties africaines émergentes doit être l’antithèse et l’anti-modèle de cette élite prédatrice, produit accidentel d’une époque désormais révolue. La renaissance de la Centrafrique, du Soudan-sud, et de bien d’autres Etats africains encore dominés par des autocraties, des clans familiaux et tribaux où sont en gestation des crises potentielles fondées sur l’instrumentalisation politique de l’ethnicité et de la religion, est à ce prix.
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Enjeu crucial et rôle déterminant: une éducation démocratisante qui développe l’autonomie critique des individus et des groupes sociaux et reconstruise les solidarités trans-communautaires pour empêcher les manipulations et les instrumentalisations (ethnicité, religions, intérêts économiques dévoyés, intérêts politiciens…)