“L’AFRIQUE ET SON AUTRE, LA DIFFÉRENCE LIBÉRÉE”

Professeur Dibi Kouadio Augustin

Professeur Titulaire de Philosophie

Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody,

Abidjan (Côte d’Ivoire)  

 

ALLOCUTION DU PROFESSEUR DIBI A L'OCCASION DE LA DEDICACE DE SON LIVRE

"L'AFRIQUE ET SON AUTRE, LA DIFFERENCE LIBEREE"

"Si la seule prière que tu faisais dans ta vie était de dire merci, ce serait suffisant", ainsi s'exprimait Maître Eckhart dans un de ses sermons. Comment avant tout ne remercierais-je pas les Nouvelles Editions Balafons d'avoir œuvré avec autant d'art que le graveur quand il trace ses lettres, afin d'offrir  à l'écrit qui nous rassemble le printemps de la vie!

A la pointe de toutes les activités qui conduisent l'Histoire du monde, se trouvent des individualités qui, à titre de subjectivités, par leur engagement, animent la substance, comme aime à le rappeler Hegel. Afin que mon écrit paru il y a exactement vingt quatre années ne tombe pas dans l'oubli à une époque où ne vaut que ce qui va vite, le Professeur Soro David m'a amicalement proposé de le lui confier en vue d'une nouvelle édition. La reconnaissance est la mémoire du cœur. Acceptez, Professeur Soro, ici et maintenant, que je vous dise à nouveau merci, ce mot de la vie qui est presque l'anagramme de cime! Vous savez combien j'ai accueilli cette offre en tant que la main de la bienveillance du Destin, dans la mesure où l'ouvrage en sa première édition n'était plus disponible pour répondre à la demande insistante des étudiants et de certains collègues.

Qui ne sait que le balafon est un instrument de musique à percussions! Qu'est-ce que la percussion sinon la vibration de la matière en elle-même pour tenter de libérer l'ordre pulsionnel, vital et sensuel, et rendre intenses les échos du Verbe originel? C'est pourquoi, dans une assurance inextinguible qui est évidence des choses non vues, je crois que le temps a bien voulu que mon écrit soit porté par la percussion du balafon, afin d'être restitué à soi, quelque part dans la brise légère de ce qui a pour essence de cheminer dans l'in-apparence.

Comment puis-je continuer de me tenir ici debout sans tourner le regard vers le Président de notre université et le remercier d'avoir accepté de se joindre à nous malgré ses occupations aussi diverses que délicates! Puisse ce remerciement être redoublé! Vous avez en effet, Monsieur le Président, en outre, accepté que la maison dont vous conduisez la destinée abrite le déroulement de cette cérémonie!

Le Département de philosophie, ma demeure, sait avec Jacques Schlanger que "la vie des idées est aussi indispensable à notre existence la plus quotidienne que l'oxygène que nous respirons." Il sait que c'est de la vie des idées, en leur être inusable et intarissable qu'il est question dans l'écrit ici proposé. Je le remercie, avec à sa tête le Professeur Koudou, de s'être activement associé à l'organisation de cette rencontre, révélant ainsi que le commerce avec le Concept, bien vécu, nous façonne de l'intérieur pour nous aider à devenir tout simplement ami de l'homme, quel qu'il soit.

                                                                                         ***

Cet écrit présenté à la lumière du jour a pour unique souci de penser le présent de l'Afrique. Je m'exerce à penser ce présent en partant de la manière que l'Afrique elle-même a de se tenir dans le monde. Ne s'y tient-elle pas dans le rappel incessant d'un passé et d'une existence considérés lumineux, glorieux, riches et excellents, mais qu'auraient obscurcis et niés les moments de l'esclavage et de la colonisation? L'Afrique se réfère à une harmonie brisée et vise une identité qu'elle revendique sous le mode d'une différence spécifique, dans les traits de l'être, du croire et du penser. Qui saurait oublier les moments douloureux de l'esclavage et de la colonisation! N'ont-ils pas psychologiquement et spirituellement eu pour conséquence de contraindre l'Afrique à l'exil d'elle-même, au refus et à la méconnaissance de son propre visage? Toutefois, la quête entêtée d'un sens propre, d'une différence absolue, exclusive, le désir de se réfugier en soi, en sa différence comme en son plus sûr logis, ne constituent-ils pas la meilleure manière de s'exiler de soi et du monde?

Mon propos est d'inviter la différence à un parcours de soi phénoménologique, à une sorte de bain syllogistique afin qu'elle réalise ceci : une certaine manière de penser la différence sous la forme de l'Un cristallisé, clos sur soi, la rend sans sens, insignifiante et "privée de pensée" (gedankenlos), pour user d'un terme hégélien. La quête d'une différence qui consacrerait ma singularité absolue n'est plus une différence comme telle. C'est plutôt une indifférence mortelle rendant impossible toute reconnaissance. La différence fixée en son absolue singularité, close sur soi, sans porte ni fenêtre a sa vérité dans l'indifférence de ce qui est mort, dans la mort comme indifférence, moment sans moment où tout s'uniformise platement, où tout vaut tout, c'est-à-dire, où rien ne vaut.

Dans la vie des hommes, la différence n'est signifiante que comme humaine. L'humain doit en être le fond, la substance. Je ne puis dire de deux cultures qu'elles sont différentes qu'à la condition de les renvoyer à une unité de principe en et par laquelle elles se posent. De cette façon, la différence n'est-elle pas essentiellement un acte? Elle est l'acte de se différencier, et de se différencier précisément à partir d'une identité d'origine que l'on ne saurait renier sous peine de s'éteindre en soi-même.

Deux partis politiques, par exemple, ne peuvent s'opposer que sur le fond d'une unité de principe qui, malgré eux, les met en rapport. Leur désaccord, pour avoir un sens, suppose au moins un accord, un point commun, sinon comment peuvent-ils être dits opposés? La manière de gérer la chose politique est ce qui les oppose, mais par là même ils ont au moins en commun, l'idée de la nécessité de la gestion adéquate de la chose politique.

En somme, pour dire de deux choses qu'elles sont différentes, il convient au moins, en bonne logique, de pouvoir établir les points de séparation, de partition, de rupture, et donc, d'une certaine manière, de restaurer l'unité primordiale qui s'est déchirée, c'est-à-dire, qui est présente comme unité perdue. Comme le dit Heidegger, "dans le déchirement, règne toujours l'unité, ou réunification nécessaire, c'est-à-dire, unité vivante."( In der Zerrissenheit ,waltet immer Einheit oder notwendige Vereinigung,das heisst lebendige Einheit )

Dans notre monde, de plus en plus, se ressent un besoin de dialogue, d'ouverture de soi à d'autres horizons. Les frontières perdent leur fixité pour se faire fluides. Ce besoin de communion est un désir de cohérence exprimant, au fond, le désir de se détendre en soi jusque vers l'autre, afin de se réunir véritablement avec soi-même. Est-ce autre chose que la conquête du concret, le désir de se sentir dans un état de paix, de soi à soi, de soi aux autres, de soi au monde, principe d'une orientation ontologique en foi de quoi je puisse me trouver à l'aise dans l'univers?

Le concret désiré par les hommes ne saurait être un contenu solidifié s'imposant comme un bloc de pierre. Concret vient de concrescere qui signifie "croître ensemble". "Croître ensemble" ne traduit-il pas une réalité de nature dialectique, réflexive, à savoir ce qui est constitué par une unité de déterminations opposées? Est donc concret ce qui en souplesse se pousse vers l'essentiel dans un processus par étapes. Cet essentiel n'est-il pas l'Universel dont les différentes cultures ne sont que les lieux de jaillissement?

Dès que l'on parle de l'Universel, le plus souvent en Afrique s'élèvent des voix pour protester qu'il s'agit d'une manière de tourner subtilement le regard vers l'Occident, lequel se serait historiquement imposé comme certitude absolue de toute effectivité, centre ultime de la civilisation en son essence accomplie. Pourtant le mot ne renvoie-t-il pas chez les penseurs essentiels à l'univers tout entier en repos chez soi dans l'âme? Il renvoie à ce qui est tourné vers l'Un, versé dans l'Un, à ce vers quoi reflue la diversité des choses, à l'horizon duquel elles se reçoivent, à leur matin inaugural.

Il me semble à la réflexion que les diverses crises que nous traversons en Afrique procèdent de ce que le plus souvent nous manquons de saisir les choses selon leur lieu logique. Ces crises trouvent leur origine dans une faiblesse théorique, celle du manque d'un sens dialectique affiné du réel. N'est-ce pas pareille faiblesse qui conduit à penser les traditions comme des réalités une fois constituées pour toutes, servant de références absolues pour le présent et l'avenir? Il convient plutôt d'entendre les traditions comme ce qui, ayant été, doit à nouveau se mettre en mouvement afin d'être à soi pleinement restitué. Par cette mise en mouvement, les éléments lourds, incapables de supporter les exigences de l'actualité se dissolvent d'eux-mêmes, font sacrifice de leur contingence, afin que dans l'unité du fleurir et du flétrir, brille la rose de la vie comme un axe de diamant.

Permettez que cette évocation de la rose de la vie, lumière de l'identité brillant au cœur de la différence,  en révélant celle-ci comme diffraction de l'unité, fasse de nous des porteurs d'une parole construisant l'homme!

 

                                                                                                                     

                                                                                  

Les commentaires sont fermés