Les raisons secrètes de la bronca anti-Sénat en Côte d’Ivoire.

En Côte d’Ivoire, la démocratie se construit dans un paysage politique marqué par l’activisme des courants ethno-nationalistes et nationaux-populistes. Il est important de situer la problématique du nouveau Sénat dans ce contexte pour saisir pleinement les enjeux et comprendre les raisons profondes de sa récusation par certaines factions politiques. J’essaie, en cette contribution, d’indiquer quelques voies d’approches logiques permettant d’éclairer l’énigme et le paradoxe  de cette contestation. La logique politique ne voudrait-elle pas que les groupes politiques, qui en appellent à la défense des identités et des collectivités territoriales, approuvent avec enthousiasme le projet d’installation d’une seconde chambre parlementaire, dédiée à la représentation et à la prise en charge des intérêts spécifiques de ces catégories?

Il se trouve justement que ce sont les nationaux-populistes du FPI, leurs divers satellites civils et médiatiques ainsi que les factions ivoiritaires du PDCI, autrement dit la mouvance identitaire ivoirienne, qui récusent le nouveau Sénat ivoirien.

Qu’il me soit permis ici de faire remarquer que  ces contradictions évidentes, qui sautent aux yeux et interpellent la raison, ne manqueraient pas d’apparaître publiquement si au lieu de parler de « pro-Gbagbo », « d’ivoiritaire du PDCI », ou de « pro-Ouattara », on parlait  plutôt de « national-populiste ivoirien », « d’ethno-nationaliste du PDCI » ou de « libéraux du RDR ». Dénommer les réalités avec précision  permet de les identifier dans leur nature réelle. En politique, cette dénomination et cette identification clarifient le débat et permettent de dévoiler les impostures politiques qui prospèrent dans le flou, la confusion des identités partisanes et l’absence de débat programmatique. Personnaliser le débat politique ivoirien, le réduire à un affrontement entre Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo, Affi N’guessan, Aboudramane Sangaré,  Soro Guillaume, entre-pro-Ouattara, pro-Bédié,  entre pro-Gbagbo, pro–Affi, pro Sangaré et j’en passe, c’est occulter  les programmes et les projets incarnés implicitement par ces acteurs politiques. C’est dissimuler, en fétichisant les noms dans un culte de la personnalité, les problématiques politiques qu’incarnent leurs affrontements.

Dans le cas d’espèce qui nous concerne, la contradiction constituée par la bronca des nationaux populistes contre le nouveau Sénat ivoirien est camouflée par la clameur des affrontements personnalisés. Le nouveau Sénat a justement pour vocation de donner directement la parole politique aux communautés traditionnelles par l’intermédiaire de leurs représentants, à leur assurer de la visibilité politique. Telle est la fonction du Sénat dans les pays Africains particulièrement  où la légitimité démocratique doit composer avec la légitimité traditionnelle, sans que ne soit mise en question la citoyenneté indispensable à l’Unité de la société globale.

Il est donc temps de rappeler avec vivacité aux Ivoiriens que la personnalisation du débat politique assure le triomphe des démagogues et des imposteurs, des rhéteurs et des propagandistes. Elle creuse le tombeau de la démocratie en Afrique

Il faut méconnaitre la fonction institutionnelle d’un Sénat,  ou en occulter intentionnellement l’importance dans un but politique, pour pouvoir soutenir  qu’il est « une institution inutile et clientéliste » en démocratie. Il faut être ignorant de la problématique de la représentativité démocratique ou être cynique.

Il est concevable et compréhensible qu’un républicain convaincu s’en tienne à la représentation parlementaire de l’Assemblée nationale et au monocamérisme quand la société s’y prête, en raison sa composition sociologique et son histoire. Il est par contre contradictoire et incompréhensible qu’un nationaliste, qui en appelle à la défense des identités contre une modernité considérée comme aliénante, s’oppose au bicamérisme dont la vertu est justement de permettre la visibilité politique des identités culturelles du pays.

Les nationaux- populistes du FPI et  leurs organisations satellites dans la société civile, soutenues par un certain nombre de factions politiques qui furent les artisans de la manipulation constitutionnelle des années 1995 abrogeant la citoyenneté au profit de l’autochtonie, sont ouvertement antirépublicains et anti-citoyens. Ils ont toujours eu un rapport clientéliste et instrumental avec les  communautés et les identités ethniques, et en ont fait une arme pour  la conquête de l’Etat et l’appropriation du pouvoir. Leur bronca anti-Sénat est donc logiquement contradictoire et suspecte.

Les communautés sont une garenne, un terrain de chasse clientéliste pour les identitaire ivoiriens. Le Chef de l’exécutif ivoirien ne veut pas utiliser le nouveau Sénat pour instrumentaliser les communautés mais, au contraire, pour leur permettre de s’exprimer sans être manipulées par des intérêts particuliers partisans. Il faut donc retourner l’argument des identitaires ivoiriens qui voient dans le Sénat un instrument clientéliste. Cet argument exprime la vision du monde des factions identitaires ivoiriennes relativement à la place des communautés.  Il n’est pas neutre.

La logique suggère donc que la bronca anti-Sénat de ces factions identitaires relève de la crainte de voir leur clientèle communautaire leur échapper. L’émancipation politique des communautés et des collectivités territoriales que devrait permettre un nouveau Sénat en Côte d’Ivoire est un danger politique mortel pour ces factions. Le combat procédural engagé par ces nationaux populistes et ces ethno-nationalistes contre le bicamérisme est un combat politique de retardement qui voudrait utiliser la légalité des procédures  contre la légitimité démocratique de l’institution. C’est la perspective sous laquelle il faut appréhender l’affrontement entre les tenants de la Loi organique (la légalité) et les tenants de l’Ordonnance présidentielle (la légitimité). Ce combat procédural contre le nouveau Sénat  est en cohérence avec le combat procédural contre le principe de citoyenneté mené en 2016 pour empêcher la réforme de la Constitution qui avait pour objet de le rétablir en Côte d’Ivoire. Mis bout à bout, les deux moments de ce combat réactionnaire font sens. C’est le combat du communautarisme défensif contre la démocratie républicaine en Côte d’Ivoire.

Par ailleurs, il n’est pas inintéressant de remarquer que l’une des vertus du bicamérisme est de réaliser un équilibre des pouvoirs au sein du parlement. Le principe démocratique de séparation des pouvoirs n’exige pas seulement que  l’exécutif soit limité par le législatif. Il exige aussi que le pouvoir  législatif soit divisé dans un bicamérisme qui permette d’éviter toute emprise d’intérêts particuliers et toute dérive absolutiste du parlement.

Est-ce la ligne rouge dont les factions anti-sénat, qui entendent faire de l’Assemblée Nationale un bastion de lutte anti-démocratique, voudraient interdire le franchissement ?

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