Côte d’Ivoire : quelle est l’utilité du nouveau Sénat ivoirien dans le processus démocratique ?

Selon certains journalistes, certains juristes  et certains hommes politiques, le nouveau Sénat ivoirien est superflu et sans utilité démocratique. Concentrant son attention sur la lettre des institutions, le journaliste André Silver Konan juge, à partir d’un point de vue strictement procédural, que l’adoption du nouveau Sénat ivoirien est « un grand recul démocratique et social  de 70 ans ».

Envisageons la question du point de vue de l’esprit de cette institution, et de son rôle fonctionnel en démocratie  représentative, afin d’évaluer le bien fondé de cette récusation.

La décision gouvernementale d’installer un Sénat dans la représentation parlementaire ivoirienne a été contestée relativement à la question des procédures et de la légalité. Il faut maintenant en interroger la pertinence, relativement à la question de sa substance et de sa légitimité.

Les problématiques démocratiques ne doivent pas être exclusivement envisagées à partir du point de  vue des procédures. Elles doivent être aussi considérées du point de vue de la substance des institutions. Il est donc capital de porter le questionnement sur la dimension de la légitimité démocratique du Sénat en Côte d’Ivoire où l’hétérogénéité culturelle est une caractéristique centrale de la société. Au moment où les mouvements sociaux en appellent à l’ethnicité, un besoin d’équilibrage des institutions, auquel répondrait l’existence de deux chambres au parlement ivoirien, se fait de plus en plus sentir.

L’une des problématiques centrales de la démocratie, en tant que régime de la liberté et de l’égalité, est celle de la représentation politique de la diversité sociale, car les sociétés démocratiques sont par essence hétérogènes. Il est question de relayer institutionnellement les intérêts, les demandes, les réactions et les protestations de ce peuple diversifié. Il est question d’assurer sa participation politique en lui donnant institutionnellement la parole à travers ses représentants.

Cet impératif politique, sans lequel la  démocratie demeure un mot vide, est satisfait au moyen du bicamérisme dans les Etats fédéraux autant que dans les Etats unitaires et égalitaires. L’objet de la chambre basse du parlement démocratique est de représenter les citoyens dans leur similitude. L’objet de la  chambre haute est de les représenter dans leurs différences. A travers l’Assemblée nationale et le Sénat, la nation démocratique est parlementairement représentée autant dans son unité que dans sa diversité. La synergie de l’Assemblée nationale et du Sénat satisfait au besoin de reconnaître, d’intégrer et de donner la parole à toutes les catégories constitutives de la nation.

Le sénat est donc juridiquement nécessaire et politiquement utile en démocratie. En Côte d’Ivoire, cette seconde chambre vient compléter utilement l’Assemblée nationale. Elle satisfait un besoin populaire et comble un manque. Le sénat n’est donc pas sans utilité démocratique en Côte d’Ivoire.

Par delà notre citoyenneté, s’exprime de plus en plus dans notre peuple, un besoin de reconnaissance des identités culturelles et une demande de prise en charge politique de leurs besoins spécifiques. La création du Sénat est la réponse institutionnelle du gouvernement aux poussées identitaires qui s’expriment dans la société ivoirienne en raison de son hétérogénéité et  son histoire.

Loin d’être « un caprice du Prince », le nouveau sénat ivoirien est le produit nécessaire du mouvement de l’histoire politique de la Côte d’Ivoire. Ce mouvement est scandé par les modulations temporelles de l’alliance des identités et de la modernité. La Côte d’Ivoire, société culturellement très diversifiée, est née de cette alliance. Conséquemment, notre problématique politique nationale centrale fut toujours de mettre en adéquation cette spécificité sociologique avec la spécificité politique de notre pays  suivant les époques de l’histoire.

Le monocamérisme fut la réponse gouvernementale à la problématique de la représentation de la diversité sociale dans la démocratie républicaine de parti-unique. Il s’agissait d’unifier la diversité sociale dans la citoyenneté, et de la représenter dans une chambre parlementaire unique, l’Assemblée nationale, au sein de la société politique. La démocratie multi-partisane instaure le bicamérisme  en vue de compléter la représentation citoyenne des Ivoiriens par une  représentation de leur diversité culturelle au sein d’une chambre dédiée.

En créant le nouveau Sénat, le gouvernement répond à l’impératif démocratique de réparer le chaînon manquant  de la représentation parlementaire des Ivoiriens, qui aspirent de plus en plus à être politiquement reconnus dans leurs spécificités culturelles et régionales.

Avec le Sénat, la légitimité démocratique ivoirienne s’affine en accordant une représentation parlementaire aux diverses collectivités et minorités juridiquement reconnues du pays. Loin d’être un recul de 70 ans, la création d’un nouveau Sénat ivoirien, dans la démocratie multi-partisane ivoirienne, est un progrès qui met le parlement ivoirien à jour de la temporalité politique du pays. Il importe alors de déterminer les raisons profondes du rejet paradoxal du nouveau Sénat par certains courants idéologiques de l’échiquier politique ivoirien, alors que la sauvegarde de la démocratie contre le danger identitaire et populiste requiert une réponse parlementaire et un équilibrage des institutions. (A suivre)

Les commentaires sont fermés