Le détournement de la fonction des partis politiques en Afrique.

D’Est en Ouest, du Nord au Sud, dans les nouvelles démocraties africaines comme en témoignent les épisodes électoraux récents et à venir, les majorités électorales au pouvoir, à quelques exceptions près, cèdent à la tentation de confisquer le pouvoir. Aux dernières nouvelles Uhuru Kényatta au Kenya, tel Yayha Jammey récemment en Gambie, semble faire volte-face après avoir consenti, dans un premier temps, à la décision des juges de la Cour suprême kényane invalidant sa réélection pour cause d’irrégularité et d’illégalité. L’alternance démocratique du pouvoir n’est donc pas acceptée en son principe et quand elle se réalise, de gré ou de force, elle ne transforme pas qualitativement la gouvernance. Dans l’exercice du pouvoir, les oppositions reproduisent invariablement les défauts qu’ils reprochaient au gouvernement précédent. Un consensus semble lier les partis au pouvoir et les partis d’opposition dans la volonté commune de subordonner le pouvoir social au pouvoir politique. Opposants et gouvernants africains se retrouvent unis, à des degrés divers, dans la prévarication, le communautarisme, l’instrumentalisation politique de l’ethnicité, le régionalisme, la prédominance des intérêts particuliers sur l’intérêt général, l’indifférence au bien commun, « le mépris ou l’oubli des droits de l’homme », « seules sources du malheur des peuples », comme le souligne le manifeste de 1789

Comment expliquer cette tendance dure qui semble relever de la résilience d’un système de résistance à la démocratisation  et comment s’en libérer? Il faut, pour y parvenir, déceler la cause ultime de cette pathologie politique et en expliquer le mécanisme pour pouvoir s’en libérer.

Mon hypothèse est que la démocratie représentative est constamment restructurée par nos classes dirigeantes sur le modèle des anciens régimes à partir du refus, de principe, du suffrage universel. L’instrument efficace opérationnel de ce mouvement de résistance factionnelle à la démocratie représentative est le parti politique qui est, à cette fin, détourné de sa fonction naturelle : permettre aux masses de participer à la vie politique, permettre aux citoyens de choisir librement leurs gouvernants, soumettre le pouvoir politique aux demandes de la société, mettre l’Etat au service des intérêts et des besoins du plus grand nombre. Imposés par les nécessités de l’action collective, les failles naturelles de cette institution centrale de la démocratie représentative permettent de reconduire les anciens régimes. Les classes dirigeantes s’en servent pour capturer le pouvoir politique, pour asseoir leur emprise de classe sur la société et pour monopoliser les ressources politiques et économiques au détriment du plus grand nombre.

Catalyseur du nationalisme et instrument de modernisation au début des Indépendances le parti politique africain s’est mué au fil des temps en catalyseur du communautarisme, en instrument de régression passéiste et de domination des masses par les nouvelles classes dirigeantes. Naturellement destiné à croître cumulativement pour remporter le vote majoritaire, le parti politique permet de quadriller la totalité du territoire. La discipline de parti, le conformisme, le respect de la hiérarchie, la logique descendante qui subordonne la base aux décisions du haut, permettent de contrôler les populations, de les soumettre aux désidératas des appareils et de leur chefs. Par cette voie sont réintroduits dans la vie politique moderne les anciennes dépendances personnelles de type lignager et le contrôle communautaire des électorats. L’avalement de l’Etat par le parti dominant, dès l’aube des Indépendances dans l’Afrique postcoloniale, l’envahissement de la société civile par les partis politiques dans le multipartisme, le refus obstiné d’enraciner idéologiquement les partis, la personnalisation de l’affrontement politique apparaissent, de ce point de vue, comme des étapes continues, organiquement liées, d’un processus de restructuration du rejet du suffrage universel, du refus de la liberté du choix politique et de la subordination du pouvoir politique au pouvoir social.

 Le nouveau peuple diversifié et pluriel des Etats postcoloniaux n’a pas à choisir son dirigeant. Il doit lui être imposé de diverses manières selon les règles des coutumes traditionnelles qui se disputent encore l’Etat. Les diverses formes d’autoritarismes postcoloniaux, les partis-Etats, les dictatures de droite et de gauche  ont répondu à cette attente profonde des classes politiques africaines qui se sont définies plus comme dirigeants lignagers, hommes providentiels ou comme timoniers révolutionnaires que comme démocrates.

Fondée sur le suffrage universel, sur l’égalité numérique des membres de la cité et sur l’indépendance coordonnée des trois pouvoirs permettant de garantir la liberté du choix politique des peuples, la démocratie multi-partisane heurte, par contre, de front cette attente. Les institutions modernes, qui permettent de faire en sorte que le peuple divers des nouveaux Etats, structuré par l’égalité numérique des voix, puisse choisir son dirigeant, sont pour cela systématiquement dévoyées. La structuration communautaire de l’électorat, le rejet du modèle social de représentativité au profit du modèle communautaire permettent de bétonner à la base ce mouvement de résistance au modèle démocratique. La quasi indifférence des dirigeants politiques envers le modèle citoyen de la Nation, leur préférence ouverte pour le modèle communautaire, qui permet de proroger les anciens régimes et de préserver le contrôle des ainés sociaux, attestent d’un choix politique délibéré du maintien du statu quo ante. Les récents épisodes d’attaque contre l’indépendance décisionnelle des juges des cours constitutionnelles et des commissaires des Commissions Electorales, constatés dans plusieurs pays, apparaissent comme ceux d’un mouvement de résistance systématique et global au suffrage universel.

L'un des chantiers prioritaires des luttes démocratiques en Afrique est donc de transformer qualitativement les partis politiques et de les rétablir dans la conscience de leur fonction démocratique. Il faut  enraciner les partis dans les  besoins et et les demandes des peuples et travailler à la séparation des pouvoirs, à l'Indépendance des institutions d'impartialité, à l’autonomie des Cours constitutionnelles et des Commissions électorales. Il faut promouvoir la citoyenneté pour lutter contre la pente naturelle qui tend à transformer le parti politique en instrument de contrôle et de dépossession des peuples.

Les commentaires sont fermés