Lutte pour le pouvoir en Côte d’Ivoire : Comment et pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Dessinons schématiquement le psychodrame politique ivoirien pour prendre la mesure de son inquiétant spectre: La volonté déclarée par les états-majors respectifs de la coalition de présenter des candidatures séparées à l’élection présidentielle 2020 menace de faire exploser le RHDP, cordon sanitaire présumé contre le nationalisme identitaire. Les tentations identitaires et régionalistes ressurgissent au sein des partis politiques au détriment de la citoyenneté et de la République. L’opposition est scindée en fractions dissidentes multiples et radicalisées qui se vouent une animosité réciproque sous l’ombre inquiétante de Laurent Gbagbo. Des alliances politiques contre-nature se forment et se défont au gré des circonstances. Engagés dans la lutte pour le pouvoir, les partis politiques ivoiriens se décomposent en factions et en coalitions opportunistes, prennent en otage la réconciliation, s’emparent de Laurent Gbagbo comme appât en vue de capter son électorat,  tentent probablement d’instrumentaliser les mouvements sociaux et les insurrections factionnelles dans les forces armées. Au sein des états-majors partisans, les ruses et les stratégies efficaces que la conquête du pouvoir met en œuvre, prévalent sur l’intérêt général et la survie du corps politique ivoirien. Campés en troubadours et en hagiographes derrière leurs héros respectifs fétichisés dans ce décor inquiétant, des intellectuels reconvertis dans le mercenariat politique animent du son tambourinaire de leur démagogie et des imprécations de  leurs discours propagandistes, cette mêlée sauvage qui débouche, le plus souvent, sur le refus du résultat des urnes et sur les guerres civiles qui en découlent.

Cet aboutissement étonnant ne manque pas d’interpeller, car le train de la démocratie ivoirienne semblait rouler efficacement vers sa destination comme l’atteste la réussite de la présidentielle 2015 durant laquelle la majorité au pouvoir avait consolidé sa légitimité électorale de 2010 par une légitimité d’administration largement approuvée par la majorité des ivoiriens en 2015.

Il semblait exister  une convergence de vue entre la majorité de la population ivoirienne et sa classe politique sur la finalité de la reforme démocratique de l’Etat au sortir de la guerre civile. La nature revendicative des mouvements sociaux correspondait au processus normal de la démocratie qui est toujours une lutte pour la reconnaissance et la prise en compte politique des intérêts et des droits des acteurs sociaux par le pouvoir politique. Bon nombre d’analystes y virent un signe de contestation du régime. Ce qui est évidemment faux.

Le déclenchement de la lutte fratricide pour le pouvoir par la classe politique au préjudice  de l’intérêt général et de la pérennité de la Nation,  atteste donc d’un quiproquo manifeste entre la société civile ivoirienne et sa classe politique. Celle-ci semble avoir toujours poursuivi ses propres objectifs partisans sous le couvert de la démocratie procédurale. Le pilotage exclusivement  technocratique du développement n’a pas été complété par une gestion politique, autrement dit démocratique, du changement social qui aurait permis de réaliser l’intégration de la diversité promise par la coalition au pouvoir.

Annoncée par la radicalisation des mouvements sociaux, la crise politique ivoirienne s’enracine dans la nature des partis ivoiriens et leurs objectifs finaux. Elle s’est nouée sur la déficience des institutions d’impartialité qui permettent de réaliser la coordination entre la société civile et l’Etat, de former à travers le dialogue social les compromis permettant de trancher les conflits sociaux conformément à la loi. On a ainsi vu les mouvements sociaux en appeler à l’arbitrage direct et personnel du chef de l’Etat. Or cette déficience qui met directement la société civile aux prises avec l’Etat est le symptôme d’une crise des institutions de médiation politique. Cette crise renvoie à des raisons politiques plus profondes.

En Côte d’Ivoire, a été négligée la réforme constitutionnelle démocratique qui aurait assuré l’autonomie de ces institutions d’arbitrage. La raison explicative de cette grave négligence est le maintien de la logique de contrôle de ces institutions par les partis politiques ivoiriens qui pensent que  l’exercice et la conquête du pouvoir d’Etat sont la raison d’être et la finalité ultime de leur existence. Soucieux avant tout de concentrer le pouvoir en leurs mains, de monopoliser l’action politique qui leur permet de contrôler la société afin de la soumettre aux objectifs et aux stratégies d’appareils, les partis politiques ivoiriens ont donné la priorité à la forme procédurale de la démocratie qui assure la prise légale du pouvoir. Ils ont négligé de conforter sa dimension substantielle et d’opérer les reformes institutionnelles afférentes qui garantissent le contrôle du pouvoir politique par la société et sa soumission aux demandes et besoins sociaux. Cette logique antidémocratique sape les bases de l’édifice démocratique que la société civile ivoirienne s’évertue à construire contre vents et marées. Le déclenchement précoce de la course au pouvoir dévoile cette logique antidémocratique qui anime les partis politiques ivoiriens.

Comment arrêter alors le mécanisme infernal de cette folle course au pouvoir qui risque de précipiter la Côte d’Ivoire à nouveau dans les abîmes de la guerre civile ? (A suivre)

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