Comment abroger les mutineries militaires et déradicaliser les mouvements sociaux en Côte d’Ivoire ?

Les mutineries, qui viennent d'ébranler la démocratie ivoirienne, menaçant de faire basculer le pays dans la violence, symbolisent le triomphe de la force sur le droit et la négation de l'intérêt général par les intérêts particuliers des plus forts. Elle signifie la mise sous  contrôle de l'Etat par des intérêts  factionnels armés. Cette négation de la légitimité démocratique ouvre la porte à la spoliation de la souveraineté du peuple, à l'accaparement de son pouvoir par des groupes armés. Elle signifie que la force fait le droit et que le pouvoir d'Etat est à la disposition des détenteurs de la force. Elle ouvre donc la porte à l'euthanasie de la démocratie par la dictature.

 Il est, en cela, vital de réaffirmer la prééminence du droit sur la force, de redéposer la puissance militaire sous l’autorité du droit et des valeurs fondatrices de la République et de la démocratie. Il est vital de mettre un terme à la radicalisation des mouvements sociaux par un traitement institutionnel impartial des revendications catégorielles qui réconcilie les intérêts particuliers et l’intérêt général. Il est vital de régénérer éthiquement et moralement la société ivoirienne pour affirmer la primauté de la sauvegarde du Bien commun et de l’unité de la Nation.

Pour que vive la démocratie, qui est un régime politique d'intégration et d’inclusion de tous les membres de la cité, il faut que les citoyens d’un pays recherchent le Bien commun et l'intérêt général en même temps que la défense de leurs intérêts particuliers. Lorsqu'ils n'ont en vue que leurs intérêts particuliers et ne se soucient guère du Bien commun et de l'Intérêt général, la société bascule dans la violence débridée et la loi du plus fort finit par prédominer.

 La démocratie est institutionnellement taillée et axiologiquement outillée pour prévenir cette dérive mortelle. Les institutions du conflit, associations, syndicats et partis politiques, permettent l’expression légale et la représentation politique des intérêts particuliers divergents toujours conflictuels des acteurs sociaux. Les institutions du consensus, qui composent le système politique dans une démocratie, à savoir les organisations administratives indépendantes et les cours constitutionnelles, permettent d’arbitrer impartialement les divergences d’intérêts, de les réconcilier dans la généralité de la loi. Le partage en commun des valeurs fondamentales de la démocratie et de la république lie ensemble tous les citoyens à travers la conscience et le sentiment du Bien commun et de l’intérêt général. Le débat d’idées et la controverse démocratique entretiennent  la conscience critique qui permet d’éclairer les choix personnels. Cette conscience de l’intérêt général et ce sentiment de commune appartenance permettent aux citoyens de transcender, dans certains cas, les intérêts particuliers pour sauvegarder le Bien commun quand il y va de la vie de la Nation. Enraciné dans ce fondement de la vie démocratique, le dialogue social et le compromis permettent de trancher les  divergences d’intérêts particuliers et les conflits politiques, sous l'autorité de loi et en donnant la priorité à l’intérêt général. La protection de l’intérêt général et la défense de l’unité de la Nation déterminent la décision de l’Etat et représente la substance de son service et de ses actions.

Il va sans dire que la déficience des institutions du conflit qui permettent l’expression légale et la représentation politique des demandes sociales et des intérêts particuliers, favorise leur affrontement débridé générateur de chaos. De même, la déficience des institutions du consensus, qui permettent de médiatiser la société civile avec l’Etat, ouvre la porte à son invasion par les intérêts particuliers des groupes les plus puissants de la société civile. La faiblesse du forum démocratique laisse le champ libre à la démagogie des populistes et favorise l’errance de la raison publique. La privatisation de l’Etat par des forces particulières assure le triomphe des intérêts particuliers dominants et détruit l’unité de la Nation. La crise des garanties axiologiques, qui rendent possible la vie de la pluralité démocratique et maintiennent la force et la violence sous l’autorité du droit, ouvre la porte à la loi du plus fort et fait basculer la cité dans l’arbitraire, dans l’affrontement généralisé et dans la guerre civile.

La crise sociale et militaire ivoirienne résulte conséquemment de l’hypertrophie des intérêts particuliers, de la négation concomitante de l’intérêt général et du bien commun, de l’anéantissement de la conscience civique des gardiens de la cité, de la déficience des valeurs de la République de la démocratie, de la carence des institutions médiatrices. Elle procède aussi de la faiblesse du forum démocratique. Cette carence a amoindri l’efficience du dialogue social et des compromis qui auraient permis de désamorcer la radicalisation des mouvements sociaux. Les reliques du vieil habitus d’instrumentalisation politique de l’armée, et la déficience de la conscience républicaine des gardiens de la cité, ont conduit certaines fractions de l’armée à se définir comme des mercenaires ayant installé par la force un individu particulier aux commandes de l’Etat, et à se représenter cette personne comme leur étant redevable d’un tribut.

La radicalisation des mouvements sociaux et le dévoiement des forces armées soulèvent donc la question de la régénération de la démocratie ivoirienne. Ces dérives qui ont ébranlé la stabilité du pays ouvrent quatre chantiers urgents :

1. Il est impératif de reconstruire la représentativité sociale des partis politiques pour abroger le clientélisme et le danger consistant à réduire la compétition partisane à une lutte pour l’appropriation privée du pouvoir.

2. Il est vital de développer le forum du débat démocratique pour favoriser la confrontation argumentée des différends et développer ainsi la raison publique ivoirienne, source des choix personnels éclairés des citoyens.

3. Il est impératif de  construire l’autonomie et l’impartialité du système politique ivoirien, c’est-à-dire des institutions du consensus,  pour qu’elles jouent pleinement leur rôle de médiateur impartial  entre la société civile et l’Etat, un rôle capital qui empêche le face à face direct entre l’Etat et les forces de la société civile ou de l’armée.

 4. Il est impératif de régénérer moralement et éthiquement la société ivoirienne, de construire l’unité nationale, de développer le sens de la citoyenneté  pour que la défense des intérêts particuliers s’opère en relation avec le souci de l’intérêt général et du bien commun.

C’est à cette quadruple  condition que pourront être abrogés la radicalisation des mouvements sociaux, le danger des mutineries militaires, et sera rétabli l’affrontement institutionnel des intérêts et des points de vue divergents, garant de l’alternance du pouvoir et de la pérennité de la démocratie.

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