Crise sociale ivoirienne : pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Pourquoi dans la Côte d’Ivoire démocratique de l’après 2011, une politique économique rationnelle  qui  est en passe de réussir  le pari de la reconstruction nationale a-t-elle pu susciter, au faîte de sa dynamique, une prolifération quasi cancéreuse de contestations sociales et de mutineries militaires? Pourquoi la décision gouvernementale  de bon sens qui accorde la priorité à l’investissement sur la redistribution, pour répondre à l’impératif d’accumulation des ressources comme l’exige la situation  en période de reconstruction des infrastructures, ne suscite pas l’adhésion des acteurs sociaux qui en appellent au contraire à une redistribution immédiate des produits de la croissance ? Pourquoi le choix politique  du gouvernement, consistant à accorder la priorité à l’investissement pour réaliser l’intégration de la nation par l’économie, semble désormais contesté au sein même de son électorat ?

Rappelons-nous notre passé proche. En 2011, après la chute du régime Gbagbo qui tint le pays sous sa férule pendant une décennie, la Côte d’Ivoire sortait de l’enfer. Le pays était en ruine. Lorsqu’il fut convaincu qu’il ne pourrait plus conserver le pouvoir, au terme de la décennie calamiteuse de sa gouvernance, le régime Gbagbo donna symboliquement l’ordre à ses troupes d’appliquer dans le pays, la politique de la terre brûlée. A la fin de l’Amok, l’ex-président de la République Laurent Gbagbo, revenu à la raison depuis sa prison de Korhogo, demanda à son adversaire et successeur Alassane Dramane Ouattara de remettre à flot l’économie dévastée du pays et de rétablir la sécurité publique. Une tâche herculéenne de reconstruction économique politique et sociale, attendait le pays. 

Relever ce défi fut l’axe de la politique économique et générale de la gouvernance Ouattara (cf notre contribution « Le président Alassane Ouattara sert-il l’intérêt général en Côte d’Ivoire ? Juin 2013 »). Après 2011, au terme d’une décennie de déprédation économique politique et sociale, la rationalité politique mais aussi le bon sens commun, imposait donc à la Côte d’Ivoire, à tout le moins, une décennie de reconstruction des infrastructures. La priorité devrait être accordée dans un premier temps à l’investissement, au détriment de la redistribution des produits de la croissance. Ne pouvant être réalisé que sur le long terme, cet impératif économique et politique vital requerrait de la nation entière, fut-elle divisée, une compréhension des enjeux, une conscience et un sens de l’intérêt général. Il imposait aux acteurs politiques une tâche d’explication pédagogique des motivations du choix gouvernemental. Il leur imposait par-dessus tout un devoir d’exemplarité. Réussir à gérer politiquement ce changement social constituait l’épreuve de la nouvelle démocratie ivoirienne.

Dans un contexte historique de reconstruction nationale, ceux qui détiennent le pouvoir se doivent toujours de donner l’exemple de la frugalité et du respect du trésor public pour que le sacrifice d’investissement sur le long terme puisse être supportable à ceux qui n’ont accès ni au pouvoir économique, ni au pouvoir politique, ni au pouvoir symbolique.

Au dirigeant politique africain qui se revendique de la démocratie dans un pays qui se relève d’une dictature dévastatrice, le principe d’égalité de condition  enjoint de partager les conditions de vie du plus grand nombre. Les sacrifices d’investissement à consentir sur le chemin aride de la reconstruction des infrastructures devraient être également partagés. La volonté d’ostentation, qui pousse les détenteurs du pouvoir à thésauriser des biens de prestige et à en faire étalage pour affirmer leur éminence, devrait, dans ce cas, céder le pas à la valeur démocratique de similarité, qui demande aux dirigeants politiques de vivre dans la mesure pour symboliser l’égalité. La mise en œuvre du projet politique du gouvernement, qui est de réaliser l’intégration politique par l’économie, devrait alors s’accomplir à travers une éthique de gouvernance exprimant symboliquement le refus de l’inégalité, de la domination et de l’exclusion. En Côte d’Ivoire, le choix politique contextuel de la priorité de l’investissement sur la redistribution exigeait une contrepartie politique : l’exemplarité des dirigeants sur le plan du mode de vie et sur celui de la gestion des ressources publiques.

Il va sans dire qu’un tel projet ne peut qu’être inévitablement mis à mal lorsque des libertés sont prises  avec cette éthique d’exemplarité seule à même de légitimer la diète collective. De ce point de vue, les scandales retentissants de corruption qui secouèrent le pays et l’étalage ostentatoire des richesses par certaines catégories possédantes désorientèrent les populations et envoyèrent un mauvais signal à l’opinion publique. La munificence du mode de vie  des classes dirigeantes ivoiriennes illustre une coupable avidité qui délégitime brutalement la priorité politique accordée à l’investissement sur la redistribution. Signe de la remise à flot de l’économie, la forte croissance ne fut pas alors comprise comme un indice du succès de l’accumulation des ressources qui permettrait de relancer progressivement la dynamique de la redistribution à l’adaptant aux priorités sectorielles. Elle fut comprise par les acteurs sociaux comme étant l’indice d’une surabondance financière indument accaparée et injustement confisquée par les classes dirigeantes.

Vue sous cette perspective, la prolifération quasi-cancéreuse des mouvements sociaux et des mutineries a imposé, sur le mode de la pathologie, l’exigence de redistribution. Cette prolifération a dénoncé une déficience de la gouvernance démocratique ivoirienne sur le chapitre du service de l’intérêt général. Elle a mis  aussi en évidence  la déficience de la gestion démocratique de la contradiction naturelle entre l’investissement et la redistribution. Le forum du débat démocratique qui aurait permis d’impliquer les différentes parties du contrat social dans le choix du poids relatif à accorder à l’un des termes de l’équation sur l’autre, n’a pas accompagné le pilotage technocratique de la reconstruction de l’économie nationale. Forum. L’échec de cette nécessaire régénération démocratique et éthique de la gouvernance ivoirienne risque d’accréditer l’imposture ethno-nationaliste. Cet échec apporterait de l’eau au moulin de cette imposture qui continue d’appeler au renversement révolutionnaire de l’État ivoirien, pseudo Etat-national, selon elle, qui ne serait en réalité que l’agent économique d’une domination étrangère.

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