La dégénérescence du conflit social en conflit politique dans les démocraties africaines: causes profondes et solutions.

En nos démocraties en construction, les revendications sociales dégénèrent souvent en conflit politique, en contestation du régime et finissent par se transformer en guerre civile. Il en est ainsi parce que l’unité nationale citoyenne reste à bâtir. La culture du conflit démocratique comme affrontement institutionnel légitime des intérêts particuliers divergents, des idées et des valeurs contradictoires, n’est pas encore complètement intégrée par toutes les parties prenantes du contrat social. Il s’ensuit que la multiplication des mouvements sociaux est interprétée comme indice de la crise du régime politique, de la remise en question de la légitimité du gouvernement. La prolifération des revendications catégorielles est interprétée comme une   contestation populaire du pouvoir politique. Le mouvement social est alors considéré comme une arme politique dans la lutte pour le pouvoir et non pas comme une institution du conflit démocratique, par  laquelle les organisations de la société civile défendent leurs intérêts catégoriels et revendiquent des droits dans le cadre du régime. Cette déficience culturelle et politique favorise l’instrumentalisation des mouvements sociaux par des mouvements politiques insurrectionnels qui cherchent à renverser, par la violence, le gouvernement élu pour s’emparer du pouvoir.

D’un point de vue structurel, les conflits sociaux dégénèrent en conflit politique parce que l’incorporation autocratique des institutions du consensus dans l’Etat ou leur invasion, par les intérêts particuliers des acteurs sociaux et des partis politiques, désarticule le corps social. Ce disfonctionnement  rend impossible la médiation institutionnelle autonome qui pourrait servir de tampon entre la société et l’Etat. L’inexistence d’une société politique autonome, c’est-à-dire d’un parlement, d’une cour constitutionnelle, d’un sénat, d’Autorités administratives de surveillance à équidistance de la société civile et de l’Etat, met directement l’Etat démocratique aux prises avec la société civile. Ce face à face direct, dangereux, entre l’Etat, défenseur de l’unité de la société nationale et les forces de la particularité, se termine généralement par la répression brutale des secondes par la première, ou par la destruction de l’Etat par les intérêts particuliers de la société civile.

La déficience autocratique ou partitocratique de la société politique rend inefficient et impossible la résolution démocratique des conflits sociaux. Cette déficience rend inopérante les institutions du consensus. Elle laisse libre cours aux déchainements des intérêts particuliers conflictuels et à leur affrontement avec  l’institution de défense de la Généralité sociale et politique. Elle ouvre la porte au risque de désagrégation du corps politique.

Dans l’organisation architectonique du régime de la pluralité, la société politique  sert d’articulation entre la société civile et l’Etat. Son rôle, comme le démontre  Alain  Touraine, est de « faire fonctionner la société dans son ensemble, en combinant la pluralité des intérêts avec l’unité de la loi, en établissant des relations entre la société civile et l’Etat ». Sa fonction «  est de dégager des principes d’unité à partir de la diversité des acteurs sociaux ; il le fait parfois en invoquant les intérêts de l’Etat, parfois, au contraire, en élaborant des compromis ou en organisant des alliances entre groupes d’intérêts différents » . « Ce rôle de liaison requiert l’autonomie du système politique et juridique. » Pour cela « le développement de la démocratie peut être analysé comme la conquête toujours difficile et menacée de cette autonomie face à l’Etat et par rapport à la société civile ». Cette autonomie de la société politique et de son institution centrale, le Parlement, est la condition de possibilité de la gestion démocratique  institutionnelle des conflits sociaux. Elle est, en cela même, la condition de possibilité du développement économique parce qu’elle permet de gérer politiquement « les tensions sociales entre l’investissement économique et la participation sociale », d’assurer, à travers le débat démocratique, la redistribution équitable du produit national.

En nos démocraties post-étatiques, le legs de la culture autocratique qui consiste à incorporer le système politique dans l’Etat au moyen de la concentration du pouvoir dans l’exécutif, à nier son indépendance et à organiser systématiquement son impuissance, est la cause principale de la dérive des mouvements sociaux en contestation politique du régime de la pluralité. Elle est la source de la transmutation des conflits sociaux en guerre civile.

Pour sauvegarder la démocratie en Afrique, il est essentiel de développer, dans la société et dans les classes dirigeantes, la culture démocratique comme culture du pluralisme, de la légitimité du conflit et du mouvement social. Il faut promouvoir, en même temps,  le partage en commun des valeurs de la République et de la Démocratie qui permet de construire le consensus démocratique,  le compromis social, au nom de l’intérêt général et du Bien commun. Pour rendre possible le traitement institutionnel des mouvements et des conflits sociaux qui sont la substance et la raison d’être de la démocratie, pour empêcher la transmutation de ces conflits en contestation du régime politique, il  est vital de restaurer, en  nos Etats, l’autonomie réelle du système politique, c’est-à-dire du Parlement, des Cours constitutionnelles et des Autorités Administratives Indépendantes. C’est à travers cette autonomie du système politique et cette reconnaissance partagée des valeurs du consensus démocratique que pourra être sauvegardée la démocratie et que pourra être assurée la gestion démocratique du changement social en Afrique, condition du développement endogène.

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