La finalité des mouvements sociaux n’est pas de contester la démocratie.

En démocratie, les mouvements sociaux ne contestent pas le régime pluraliste. Il importe de distinguer le mouvement social et le mouvement politique et révolutionnaire. L’un est foncièrement différent de l’autre. Ils poursuivent des objectifs divergents. Le mouvement social, par exemple, une grève de fonctionnaires ou de cheminots, défend des intérêts catégoriels, revendique des droits à l’intérieur du régime, appelle à la négociation et est prêt au compromis social. Le mouvement non social politique et révolutionnaire, au contraire, conteste le régime, aspire à le renverser, si possible par la violence, et récuse par conséquent la négociation et le compromis social. La confusion entre ces deux types de mouvements brouille les repères. Elle est courante sous nos latitudes africaines.

En démocratie, la multiplication des mouvements sociaux ne signifie donc guère que le gouvernement est devenu de jure et de facto illégitime. Cette prolifération est au contraire un appel urgent  à la gestion démocratique de l’affrontement des intérêts corporatifs, à la définition publique des urgences et des choix à opérer dans l’intérêt national. La multiplication des revendications sociales appelle au traitement institutionnel et à l’harmonisation politique des intérêts foncièrement contradictoires et conflictuels de la pluralité. Le mouvement social est consubstantiel à la démocratie. Il la renforce. Par définition, il ne la conteste pas.

En démocratie, les mouvements sociaux contestent le régime quand ils sont instrumentalisés par des forces antidémocratiques qui ne reconnaissent pas la légitimité du conflit, de la contradiction, de la revendication et de la pluralité. En instrumentalisant ces mouvements sociaux pour contester le gouvernement, ces forces aspirent à renverser le régime démocratique pour le remplacer par un régime autoritaire fondé sur l’unanimisme et le refus de la contestation. Leur projet politique et social est d’homogénéiser la société, d’en expulser le conflit, la contestation, l’expression de la différence. Il est de reconfigurer le corps politique selon un modèle antidémocratique et antirépublicain.

Expressions emblématiques du régime démocratique, les mouvements et conflits sociaux traduisent la nature essentiellement contradictoire de la pluralité sociale. Celle-ci est toujours constituée par le caractère hétérogène et divergent des positions, des intérêts et des valeurs. Le conflit, la confrontation des intérêts et la revendication sont donc consubstantielles au régime démocratique. L’intérêt de l’entrepreneur est de maximiser son profit en payant moins le travail et en augmentant sa cadence et sa durée. L’intérêt du travailleur est d’obtenir une juste rétribution de son labeur, des jours de repos qui lui permettent de concilier l’exigence de présence au travail et celle de présence en famille. Ces deux intérêts sont divergents. L’intérêt du commerçant est d’acheter à bas prix le produit du paysan dont l’intérêt est au contraire de le vendre au prix le plus élevé. Prenant en compte les intérêts à long terme de la cité, et considérant qu’il faut accorder la priorité à l’investissement pour favoriser l’accumulation du capital nécessaire à la remise du train économique sur les rails, l’Etat  peut décider de retarder la redistribution des produits de la croissance. Le fonctionnaire veut, quant à lui, une redistribution immédiate et une augmentation de son salaire en raison du coût de la vie induit par les nécessités de l’investissement. Ces priorités contradictoires, ces divergences d’intérêts également légitimes, cette contradiction dialectique entre les nécessités de l’investissement et l’exigence de redistribution structurent la vie démocratique. Elles définissent la démocratie comme mouvement social, revendications, contestations, gestion institutionnelle des conflits sociaux, dialogue social, débat public, recherche de compromis.

 La démocratie note Pierre Rosanvallon est « un régime pluraliste qui implique l’acceptation de la divergence d’intérêts et d’opinion ». « Elle institutionnalise le conflit et son règlement ». Nés des divergences d’intérêts et de position, les conflits qu’expriment les mouvements sociaux, se règlent institutionnellement en démocratie grâce à la reconnaissance, par tous les membres de la cité, de valeurs partagées telles la citoyenneté, l’égalité, la représentation politique des intérêts, le respect des droits personnels et collectifs. La reconnaissance collective de ces valeurs permet aux conflits de ne pas monter aux extrêmes de la guerre civile et de ne pas déboucher sur la contestation du régime. Aux institutions du conflit représentées par les partis politiques, les syndicats, les associations, les groupements d’intérêts, les lobbies, s’ajoutent donc à cette fin, dans la démocratie, les institutions du consensus incarnées par les composantes du système politique, à savoir le parlement, la cour et les juges constitutionnels, les autorités administratives indépendantes.

Le rôle fonctionnel du système politique, en démocratie, est de résoudre institutionnellement les conflits sociaux nécessairement engendrés par la confrontation des intérêts divergents légitimes de la pluralité sociale. Ces conflits ne peuvent se résoudre ni dans la société civile ni dans l’Etat. Pourquoi le système politique est-il, en démocratie, le lieu où se résolvent les conflits sociaux? Sous quelle condition le système politique peut-il parvenir à accomplir son office démocratique ?

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