Voici la cause ultime et la solution de la crise de la démocratie ivoirienne.

ALAIN TOURAINEQuelle est la cause ultime politique ivoirienne ? Pourquoi faut-il la situer à ce niveau ? Et comment la résoudre ?

La crise politique ivoirienne qui est en vérité une crise de la république démocratique ivoirienne résulterait-elle, comme le soutiennent depuis plus d’une décennie, certains acteurs politiques ivoiriens, d’une déstabilisation de l’Etat ivoirien par le coup d’Etat et la rébellion, d’une recolonisation de la Côte d’Ivoire par des gens venus d’ailleurs sous les auspices de la France, de la communauté internationales et des multinationales ? En posant ces questions, nous tentons, comme il se doit, de déterminer la cause objective ultime de la crise de la démocratie ivoirienne. Nous tentons de remonter à sa source au-delà des explications secondaires qui apparaissent comme des justifications subjectives et intéressées de chapelles politiques. Il faut analyser la crise politique ivoirienne sous l’éclairage du concept de démocratie. Car « il n’y a  pas, comme le souligne Alain Touraine, de démocratie blanche ou noire, chrétienne ou islamique ; toute démocratie place au-dessus  des catégories naturelles de la vie sociale, la liberté du choix politique. C’est le sens ultime de la définition même de la démocratie : le libre choix des gouvernants par les gouvernés ».

 Sous toutes les latitudes et sous tous les climats, la démocratie se reconnaît donc à ce principe ultime : « le libre choix des gouvernants par les gouvernés », l’existence d’un Etat inclusif, librement produit par les gouvernés  en dehors de tout principe transcendant de nature surnaturelle, biologique et culturelle et garant de leurs droits fondamentaux.

 La question qui se pose à nous est alors celle-ci. Avons-nous en Côte d’Ivoire respecté ce logiciel fonctionnel de la démocratie ? Ne faut-il pas voir dans le fait d’avoir imposé au peuple des candidatures déterminées par la redéfinition communautaire de l’Etat et de la nationalité, le début de la crise de la république et de la démocratie ivoirienne ? Ne résulte-t-elle pas de la redéfinition du critère de l’éligibilité selon un principe transcendant discriminatoire de type biologique et culturel ? La crise de la démocratie ivoirienne n’a-t-elle été potentialisée par l’absence d’élection et par le refus des résultats du suffrage universel qui s’en suivit en 2010 ? L’appel récurrent au boycott électoral n’est-il pas le symptôme spécifique de la maladie de la démocratie ivoirienne au sens où elle attaque l’élection et le suffrage universel en tant que principes constituants de la démocratie?

« Lorsque l’Etat se définit comme l’expression d’un être collectif, politique, social et culturel-la Nation ou le Peuple-, ou, ce qui est plus grave encore, d’un dieu ou d’un principe dont ce peuple, cette nation et lui-même sont les agents privilégiés et qu’ils ont vocation de défendre, la démocratie n’a plus sa place » prévient Alain Touraine. La définition communautaire de la société, de la nation et de l’Etat évacue élimine la démocratie. Cette remarque permet donc de déterminer exactement la cause objective ultime de la crise politique ivoirienne.

La redéfinition communautaire de l’Etat a grièvement blessé la démocratie ivoirienne. Elle a abrogé l’égalité des membres de la cité, leur liberté de participer également à la vie politique de la cité, de choisir librement leur dirigeant, de concourir à la direction de l’Etat. Le nationalisme ethnique a aboli le patriotisme démocratique d’Etat. Il a éliminé la nation citoyenne et lui a substitué une nation ethnique. La Loi fondamentale de 2000 a constitué l’Etat ivoirien comme Etat des autochtones dans une société pourtant multiethnique et multiconfessionnelle, une société hétérogène structurée par l’égalité et dirigée un Etat démocratique régi par le suffrage universel. Partant du principe que le PDCI représentait le peuple ivoirien uni en sa diversité dans la lutte contre la domination coloniale, la démocratie de parti-unique qui prévalut de 1960 en Côte d’Ivoire jusqu’au multipartisme fut intégratrice et inclusive. En contradiction avec cette tradition, l’année 2000 marqua une rupture instituant une reconfiguration communautaire de l’Etat et une redéfinition ethnique de la nationalité.

 Sur la base de cette reconfiguration communautaire, l’Etat fut considéré comme une propriété exclusive des « autochtones » qui devraient donc la diriger et dont elle devrait être l’incarnation politique. La notion d’ivoirité entendue comme définition ethnique de la nation et de l’Etat, entendue comme nationalisme ethnique a donc abrogé l’appartenance citoyenne au profit de l’appartenance communautaire. Ce nationalisme a transformé la société ivoirienne en communauté et institué un Etat communautaire en lieu et place de l’Etat démocratique de parti-unique qu’avait institué  la Première République.

Ainsi l’avènement de l’Etat communautaire a entraîné la destruction de l’Etat démocratique car les deux termes sont antithétiques. L’Etat communautaire repose sur la reproduction d’un ordre politique prédéterminé, a priori, par les coutumes. La démocratie, au contraire, « repose sur la libre création d’un ordre politique, sur la souveraineté populaire, donc sur une liberté de choix fondamentale par rapport à tout héritage culturel ». Reconfiguré constitutionnellement en 2000 selon le principe de l’ivoirité, autrement dit, de la nationalité et non plus de la citoyenneté, redéfini comme expression politique de l’identité culturelle d’une communauté « d’autochtones », l’Etat ivoirien fut chargé de défendre la pérennité d’un être culturel anhistorique, d’en sauvegarder les coutumes transmises par les esprits tutélaires des ancêtres.

 Le magistrat de l’Etat ivoirien communautarisé s’est alors métamorphosé en Prince chargé de défendre un trône contre des spoliateurs étrangers, de le conserver selon le droit coutumier et selon le droit du sang, de défendre le territoire contre des envahisseurs étrangers, de sauvegarder l’homogénéité de la communauté des autochtones en l’expurgeant de l’altérité. Conséquemment, la politique de l’Etat communautaire ivoirien dépositaire exclusif de la nationalité fut de promouvoir les coutumes au détriment de la citoyenneté, d’homogénéiser la société par la massification communautaire, par la chasse à l’altérité et à l’hétérogénéité, de sauvegarder un héritage et une identité culturels.

La crise de la démocratie ivoirienne a donc été provoquée par la transformation de l’Etat démocratique en Etat communautaire au moyen de la notion d’ivoirité qui n’est rien d’autre que la dénomination ivoirienne du nationalisme ethnique. Le problème politique ivoirien est de parvenir restaurer l’Etat démocratique en abrogeant l’ivoirité autrement dit le nationalisme ethnique. La solution de ce problème politique est d’élaborer une nouvelle constitution républicaine en lieu et place de la constitution ethno-nationaliste qui légitimait l’Etat communautaire.

Tel est le problème de fond ivoirien. Il est impossible de le résoudre en recouvrant la substance communautaire de l’Etat par une démocratie formelle des procédures. Telle est pourtant la solution défendue par l’opposition ivoirienne. La solution du problème de la démocratie ivoirienne ne se trouve, ni dans la structuration communautaire de la société , ni dans le partage communautaire du pouvoir. Loin d’être un coup d’Etat constitutionnel, le souci d’abroger constitutionnellement l’ivoirité autrement dit la nationalité pour la remplacer par la citoyenneté, est donc démocratiquement fondé. L’enjeu constitutionnel ivoirien  est de faire renaître l’Etat démocratique en le renforçant à travers sa limitation par les droits de l’homme.

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