En Côte d’Ivoire, la déficience des idéologies partisanes doit être réparée pour conforter la démocratie.

thumb_1703En Côte d’ivoire, la crise politique des années 2000 à 2011 fut, entre d’autres conditions déterminantes, la conséquence d’une éclipse de la raison publique et d’une confusion politique toutes deux provoquées par la vacance des idéologies partisanes. Il est donc nécessaire de prendre la pleine mesure de cette déficience idéologique afin d’y remédier pour pouvoir maintenir, dans la bonne direction,  la barre du navire de la démocratie ivoirienne. Commençons donc par définir ce qu’est une idéologie politique en démocratie.

D’un point de vue général, l’idéologie politique est le système organisé des utopies, des croyances, et des valeurs que les penseurs d’un parti politique construisent afin d’éclairer et d’orienter son action historique. Dans les démocraties électorales constitutionnelles, ce système d’utopies, de croyances et de valeurs doit être  élaboré à partir de la matière des besoins, des intérêts, des demandes et des valeurs des catégories sociales représentées par les partis politiques. La proclamation de la fin des idéologies dans le monde contemporain signifia cette nouvelle exigence d’ancrage des idéologies partisanes dans le vécu des populations. Cette précision est importante.

En démocratie électorale pluraliste, l’idéologie politique est donc d’un type particulier : c’est une mise en forme conceptuelle organisée et systématisée des besoins de la société, des aspirations profondes des forces sociales. Au lieu de la notion d’idéologie entendue comme un ensemble cohérent d’idées déduites les unes des autres de manière a priori, il faudrait alors parler d’un corpus de concepts programmatiques organisés, élaboré au contact et à l’écoute des populations. La méthodologie qui dirige cette élaboration conceptuelle est l’induction. Cette conceptualisation programmatique des besoins sociaux n’est donc pas une idéologie au sens où elle n’est pas construction intellectuelle arbitraire déduite de la logique interne des idées.  Elle n’est pas non plus une formalisation conceptuelle des besoins privés et de la volonté de puissance des acteurs politiques.

Les idéologies politiques partisanes démocratiques ne sont pas des outils intellectuels arbitrairement construits pour permettre aux forces politiques d’instrumentaliser et de manipuler les forces sociales. En démocratie les penseurs, les intellectuels et les philosophes qui mettent en forme l’idéologie politique des partis ne doivent être rien d’autre que les instruments et les organes des forces sociales. Dans une dictature ou dans une autocratie, les intellectuels qui construisent l’idéologie du pouvoir sont les portes voix du dictateur ou du despote. Ils officient en qualité d’organes intellectuels et sonores  des forces politiques. A contrario, en démocratie, les penseurs des partis politiques sont les organes intellectuels et sonores des catégories sociales politiquement représentées par les partis.

L’efficience politique d’une idéologie partisane, en démocratie, repose donc sur son adéquation aux besoins réels des populations, à savoir leurs besoins vitaux, leurs demandes catégorielles spécifiques et leurs valeurs. Pour Simone Weil (à ne pas confondre avec Simone Veil), ces besoins sont à identifier globalement comme étant les besoins du corps et les besoins de l’esprit. Cf. Simone Weil L’enracinement. De cette concordance d’une idéologie partisane avec les besoins et les demandes formés dans la société, dépend sa capacité mobilisatrice, sa capacité à être reçue par la société, à susciter l’intérêt de son électorat, à rallier la majorité du suffrage.

Il résulte de cette définition et de cette finalité que, lorsqu’en démocratie, les idéologies politiques partisanes sont déconnectées des besoins et des demandes de la société, lorsqu’elles formalisent les besoins personnels et privés des acteurs politiques en compétition pour le pouvoir, au lieu de formaliser les besoins des acteurs sociaux, elles violentent le corps social, l’enferment dans des schémas préétablis, dans des carcans préfabriqués qui le déforment dans le sens du chaos.

Cette rupture de l’idéologie avec les besoins et les demandes de la société livre la société à l’arbitraire des systèmes de pouvoir. Elle mystifie et désoriente les populations. Elle détourne les forces sociales vers des objectifs antipolitiques qui finissent par détruire la société et la démocratie. La crise des idéologies partisanes, qui résulte de leur déconnexion avec les besoins de la société, détruit donc la politique démocratique et la représentation partisane au sens où la politique démocratique est la gestion des affaires de la cité par ses représentants au profit des populations.

En Côte d’Ivoire, la rupture des idéologies partisanes avec le réel, la confusion des repères idéologiques, fut la cause objective profonde de la crise politique qui mit le pays à feu et à sang entre 2000 et 2011. Elle facilita les tromperies d’acteurs politiques peu scrupuleux qui purent ainsi se revendiquer impunément de la démocratie et du socialisme républicain tout en récusant en actes et en paroles, les fondamentaux idéologiques et axiologiques de la démocratie et du socialisme : l’Egalité, la protection des faibles par l’Etat, son intervention dans l’économie au profit de la redistribution égalitaire, la définition de la nation en terme de citoyenneté, le respect de la dignité humaine et des droits fondamentaux de la personne. Elle couvrit les mensonges de faux libéraux et de faux souverainistes qui endossèrent impunément le manteau du patriotisme républicain, tout en tenant le discours du nationalisme communautaire et du socialisme stalinien, tout en divisant la Nation et en réprimant la liberté individuelle. Elle soutint les dérives de factions qui prétendirent souscrire aux valeurs de l’Houphouëtisme, de la droite libérale républicaine, mais qui  n’hésitèrent pas à définir la nation en termes ethniques et à passer des alliances contre nature avec les courants radicaux du national-socialisme sectaire ivoirien.

La crise politique  ivoirienne fut donc la conséquence d’une éclipse de la raison publique provoquée par la vacance des idéologies politiques partisanes. Cette appréciation objective des causes politiques de la crise qui secoua la Côte d’Ivoire de 2000 à 2011, oblige à interpeller les partis politiques ivoiriens sur l’exigence impérative de reconstruire, ici et maintenant, leurs idéologies partisanes respectives, de préciser devant la population ivoirienne les fondamentaux de leurs obédiences idéologiques respectives. Elle demande impérativement aux acteurs politiques d’articuler leur praxis quotidienne sur ces fondamentaux idéologiques.

En Côte d’Ivoire, la vie démocratique et les échéances électorales à venir réclament conséquemment un forum de débat qui ne soit pas exclusivement réservé aux spécialistes. L’exigence démocratique demande un forum ouvert où puissent être débattues les grandes questions avant que tranchent les électeurs. Car l’élection démocratique est toujours, comme le souligne Pierre Rosanvallon, un choix de programme qui est opéré momentanément « dans la perspective plus large de la réalisation de valeurs, dans la poursuite d’objectifs plus généraux concernant une forme de société désirée ». La participation politique d’une population informée et dotée d’une conscience claire des enjeux, des tenants et des aboutissants, est alors la condition de la liberté de l’élection en démocratie.

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