En démocratie, la Cour constitutionnelle est l’organe de la Nation. Elle incarne temporellement son unité, son indivisibilité et sa pérennité. La Nation, au sens démocratique du terme, est la figure abstraite transcendante du peuple-principe qui rassemble, dans la citoyenneté, le peuple pluriel. Comme le souligne Pierre Rosanvallon, la Cour constitutionnelle matérialise la Souveraineté de ce peuple-principe. Elle lui donne du contenu en veillant quotidiennement à ce que les pouvoirs exécutifs et législatifs s’exercent dans le respect des droits fondamentaux des individus et des collectivités et des valeurs fondatrices de la démocratie. « Les Cours constitutionnelles, fait remarquer Pierre Rosanvallon, sont pour cela au premier chef les grands témoins de la fiction démocratique ».
Garanties constitutionnelles du citoyen contre la dictature possible des majorités et contre l’arbitraire possible du gouvernement, « elles ont pour tâche de rappeler en permanence la faille originelle sur laquelle reposent les régimes issus du suffrage universel. Loin d’être platement des sages modérateurs, les membres qui la composent doivent plutôt être considérés comme des veilleurs actifs. C’est de cette façon qu’ils peuvent être les garants dans le temps du processus démocratique ». Représentants de la nation démocratique et de sa mémoire face aux pouvoirs, les Cours constitutionnelles sont des contre-pouvoirs.
Cette attribution de droit des Cours constitutionnelles est un euphémisme dans les nouvelles dictatures et autocraties soft camouflées sous le manteau de l’électoralisme et de l’alternance formelle du pouvoir. Loin de répondre à leur fonction de contre-pouvoir ultime et de gardien des valeurs de la démocratie, les Cours constitutionnelles, dans un grand nombre d’Etats africains, opèrent en qualité de bouclier ultime du pouvoir contre les citoyens. La déformation de leur fonction s’inscrit ici dans la continuité de la logique systémique de perversion autocratique des institutions qui permit de légaliser et de légitimer la domination dans les dictatures et les régimes autoritaires postcoloniaux.
Sous la chape de plomb des dictatures et des autocraties postcoloniales qui s’autoproclamèrent démocratiques, on appelait « Constitution » la loi fondatrice qui instituait l’arbitraire de l’Etat sur la société. On appelait République les corps politiques communautarisés. On appelait Nation le peuple divisé selon les lignes de fracture ethnique et confessionnelle. On appelait souveraineté de la Nation, les prérogatives communautaires, la volonté personnelle et les intérêts particuliers du détenteur du pouvoir. On appelait patriotisme la fidélité aux coutumes. On appelait loi les décrets arbitraires du pouvoir législatif sous la tutelle de l’exécutif. On appelait légalisme et loyalisme la soumission servile des dominés à ces décrets.
Cette hypocrisie généralisée avait institué une langue de bois et une démagogie qui camouflaient sous des mots vides, des réalités contraires à ce qu’ils désignaient. Personne n’était dupe et encore moins les classes politiques qui en étaient les opérateurs. Cette démagogie anime encore le présent d’une Afrique désormais soucieuse de démocratie substantielle. Elle y sème des équivoques et des confusions tout expliquant la défiance réciproque des politiciens les uns envers les autres.
Au Gabon, où s’est installée une crise post-électorale provoquée par l’appropriation patrimoniale de l’Etat, Ali Bongo et ses partisans en appellent au respect des lois gabonaises et des institutions de la République pour dénouer le blocage politique engendré par sa victoire contestée. Ils considèrent que la saisine de la Cour Constitutionnelle est l’unique solution envisageable de sortie de crise. Mais le camp Jean Ping rejette le légalisme de son adversaire comme étant un légalisme douteux. En qualité d’initiés, Jean Ping et ses partisans considèrent qu’à « la Cour Constitutionnelle du Gabon, c’est comme si Ali Bongo était à la barre ». Autrement dit Jean Ping et ses partisans dénoncent des lois faites sur mesure au Gabon. Ils remettent en cause l’impartialité de la Cour Constitutionnelle, même si, sous la pression de la communauté internationale, ils viennent de la saisir pour respecter les formes. Que ferait cependant Jean Ping en qualité de chef d’Etat, s’il parvenait au pouvoir grâce au recomptage des votes, bureau par bureau ?
Conformément au principe autocratique de subordination tutélaire des institutions et de l’Administration à l’Etat et à son chef, qui prévaut encore constitutionnellement dans les Etats postcoloniaux africains, Jean Ping nommerait à la présidence de la Cour constitutionnelle un fidèle qui lui soit dévoué corps et âme. Son choix se porterait sur un membre de son parti et de son réseau politique qui est toujours, en Afrique Noire, constitué sur la base du clientélisme et des appartenances familiales, ethniques et régionales.
Au-delà de la volonté confiscatoire des détenteurs du pouvoir, le phénomène de la patrimonialisation des cours constitutionnels et du hold-up électoral en Afrique Noire renvoie donc à un système socio-politique qui l’entretient. La crise des Cours Constitutionnelles et des Commissions électorales Indépendantes africaines est la conséquence de la définition de la Nation en termes ethniques et confessionnels. Elle résulte aussi de la fusion autocratique du système politique dans l’Etat. Dans les nouvelles autocraties soft, la logique d’arraisonnement des formes concurrentes d’autorité par le pouvoir est étendue aux nouvelles institutions démocratiques : les Cours constitutionnelles et, plus généralement, les Autorités Publiques Indépendantes de régulation et de surveillance. Cet embrigadement des Cours constitutionnelles par les pouvoirs en place est facilité par la prédominance exclusive de la forme procédurale de la démocratie qui permet de limiter ce régime à l’élection et au respect formel de la légalité.
Suscitée par leur partialité et leur dépendance consubstantielle à l’exécutif, la crise des Cours Constitutionnelles africaines n’est donc pas anecdotique et accidentelle. C’est la conséquence nécessaire d’une structure politique et sociétale qu’il est vital de déconstruire afin de rétablir l’institution constitutionnelle dans ses attributions démocratiques.
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