La tradition africaine condamne l’absolutisme du pouvoir.

Le pouvoir du monarque précolonial africain était-il dénué de contre-pouvoirs ?

Le panorama critique de l’expérience démocratique africaine, après un quart de siècle, dessine une image précise : sous la pression populaire, les pouvoirs en place consentent, bon gré mal gré, à accepter de manière formelle le principe de l’élection. La limitation du pouvoir et l’alternance démocratique continuent néanmoins d’être rejetées. Des tendances dures se dégagent de ce panorama rétrospectif. La pluralisation des centres de pouvoir est refusée. Le pouvoir continue d’être centralisé et personnalisé. Le modèle lignager et parental persiste dans la gestion du pouvoir public. En de nombreux Etats africains, tous les leviers importants du pouvoir politique, économique et militaire continuent d’être  tenus par le monarque, ses proches et sa parentèle. L’exclusion prédomine sur l’inclusion. La concentration du pouvoir, la répression des oppositions et le refus de la contestation politique continuent de régenter la vie politique de la plupart des Etats africains. Cette tendance dure de la vie politique africaine va chercher sa justification du côté des identités culturelles et des traditions du pouvoir  précolonial africain. Le récent épisode électoral ougandais et, en d’autres pays, les tentatives de confiscation patrimoniale du pouvoir d’Etat en constituent la preuve. Armés de la thématique de l’autochtonie, les autocrates africains postcoloniaux et leurs idéologues en appellent aux traditions précoloniales et aux identités culturelles pour justifier leur refus de l’alternance démocratique et de la limitation du pouvoir. Le monarque précolonial africain disposerait, selon eux, d’un pouvoir absolu, dénué de contre-pouvoir. La société précoloniale serait soumise à l’arbitraire de l’Etat.

Somme toute, l’Etat colonial, en ses aspects les plus répressifs et les plus liberticides, n’aurait donc fait que reproduire la tradition africaine précoloniale du pouvoir. Cette représentation, assurément choquante, tend à démentir l’image artificiellement fabriquée d’un pouvoir africain dénué de borne, sans limitation. Elle laisse penser, au contraire, que l’existence politique des peuples africains précoloniaux libres s’était assurément organisée sur le contrôle du pouvoir par la société à travers des canaux divers.

Le questionnement suivant est donc nécessaire : la tradition et la culture précoloniales africaines du pouvoir légitiment ou délégitiment-elles au contraire l’absolutisme du pouvoir dans les Etats africains de nos jours ? N’est-ce pas une imposture que d’en appeler aux traditions précoloniales du pouvoir africain pour justifier le refus de la limitation et de l’alternance pouvoir ? Se référer aux traditions du pouvoir précolonial africain n’invite-t-il pas au contraire à se réapproprier urgemment ces principes qui furent les normes sacrées des sociétés politiques humaines depuis l’aube des temps ?

L’ethnologie, la sociologie et l’histoire des sociétés précoloniales contredisent l’image du pouvoir traditionnel africain comme  pouvoir absolu, sans limitation et essentiellement arbitraire. Les sociétés précoloniales étaient aussi structurées pour combattre la concentration du pouvoir à tel point que le despotisme sacré fut nécessairement contrebalancé par des contre-pouvoirs. Les sociétés précoloniales africaines avaient toujours, selon diverses modalités, organisé la dépendance et l’impuissance du pouvoir royal et impérial. La pluralisation des centres de pouvoir en empêchait le monopole. L’espace du pouvoir politique coexistait avec celui du pouvoir des chefs de terre, des chefs lignagers, des chefs de famille et des maîtres de la parole. Le roi ou l’mpereur étaient par ailleurs relégués dans l’intemporel au moyen d’une divinisation imposée qui avait pour objectif de les priver du pouvoir temporel. La tradition précoloniale africaine qui consistait à mettre le roi et l’empereur divinisés sous la tutelle d’un  devin était un moyen efficace de préserver le pouvoir politique contre un arbitraire possible du monarque. « Par la divination la faculté de décider en dernier ressort est détachée de celle de gouverner. Si le Roi était lui-même devin, son pouvoir serait considérable ; mais dépourvu des capacités de décider ou obligé de soumettre ses décisions les plus graves à la ratification divinatoire, il est impotent ». Cf Claude Meillassoux. Anthropologie de l’esclavage

Cette impotence du monarque précolonial s’exprime concrètement dans le gouvernement du territoire sous le contrôle d’un conseil nobiliaire. Claude Meillassoux  attire, à ce propos  l’attention sur le fait que l’institution d’un conseil chargé de tempérer  le pouvoir politique « se rencontre, à un moment de leur histoire, dans toutes les royautés africaines. » Il note que, dans l’Afrique précoloniale, le pouvoir royal ou impérial ne s’établit jamais sans allié ni compromis. « Lorsque la royauté résulte, comme c’est toujours le cas, d’une conquête, de la domination sur un groupe étranger, il s’établit généralement une alliance entre les occupants et une ou plusieurs familles reconnues localement maîtresses du sol ». L’institution du pouvoir d’Etat ne s’effectue pas sur la désappropriation de la société par l’autorité politique. Bien au contraire l’Etat s’établit sur la reconnaissance du pouvoir de la société civile et de ses maîtres.

Ce rappel historique prouve donc que la tradition et la culture précoloniales  africaines du pouvoir délégitiment l’absolutisme du pouvoir qui a été institué dans les autocraties et les démocraties formelles postcoloniales  africaines. La tradition politique africaine précoloniale  légitime plutôt la limitation du pouvoir par des contre-pouvoirs. Elle invite l’Afrique Noire postcoloniale à se réapproprier dans la modernité démocratique, ces armatures universelles qui structurèrent la vie politique des peuples libres dans les royautés et les empires précoloniaux d’Afrique Noire. (A suivre)

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