En quoi consiste véritablement la souveraineté des Africains face à la CPI ?

La CPI est-elle légitime pour juger pénalement les dirigeants africains ? 3ème partie.  

Dans un article paru dans le quotidien Le Monde, en réaction à la contribution critique de Mme Hamidou Anne dans le même journal, Mr Yann Gwet, entrepreneur et essayiste Camerounais, approuve la décision de l’UA et considère que « C’est aux Africains de juger leurs monstres »(Le Monde.fr Le 03.02.2016). Déférer nos monstres à la CPI, c’est fuir nos responsabilités et abandonner la souveraineté de nos Etats. Cet appel à assumer notre responsabilité souveraine d’Africains indépendants, en jugeant pénalement  nos monstres dans nos tribunaux nationaux, est de bon sens et pétri de bonnes intentions. Peut-on cependant considérer comme consentement à une tutelle le fait de déférer nos monstres dans une institution judiciaire transcontinentale qui a vu le jour avec la participation volontaire des Africains et lorsque les conditions locales ne permettent pas de les juger dans le pays avec toutes les garanties requises? Peut-on considérer comme abandon de souveraineté la reconnaissance de la légitimité d’une institution judiciaire pénale à compétence universelle, qui vient compléter les tribunaux nationaux et internationaux, à laquelle les Africains ont participé de plein gré en se considérant d’abord comme membres de la communauté humaine par-dessus les nations et par-dessus les continents?

L’appel à nous retirer de la CPI et à juger nous-mêmes nos monstres accusés  de crimes contre l’humanité introduit involontairement l’idée d’une souveraineté africaine comprise comme autonomie radicale, isolement atomique. Etre souverain pour un être humain, c’est au contraire pouvoir s’affirmer réflexivement dans la sextuple identité qui structure l’humanité de l’homme comme animal de la Cité ; c’est se reconnaître dans un même mouvement réflexif  comme personne, comme membre d’une famille, d’une communauté ethnique ou confessionnelle, comme citoyen d’un Etat, comme un habitant d’un continent et comme membre de la communauté humaine. Etre souverain pour un humain c’est avoir la  conscience et le sentiment de cette sextuple appartenance. C’est y situer son identité humaine. La souveraineté de la personne et des Etats se construit à travers leur inscription volontaire dans la solidarité originelle qui lie les peuples et dans les institutions transnationales qui la confortent.

 La crise de la conscience africaine de la souveraineté, dont le rejet de la CPI  par certains chefs d’État africains est la récente expression emblématique, réside dans la représentation atomisée  de la souveraineté personnelle nationale et continentale qui structure nos sociétés africaines contemporaines.  Cette représentation atomisée, clivée et clivante de la souveraineté, est à la source des praxis sociales et politiques qui génèrent nos monstres et qui les propulsent au pouvoir lorsqu’ils parviennent à s’ériger en prétendus défenseurs d’une identité nationale menacée par une invasion étrangère. Elle fait les beaux jours des imposteurs prétendument « anticolonialistes ». On en appelle à la souveraineté de l’Afrique pour revendiquer en fait, bien souvent,  un repli défensif  des communautés particulières sur leurs  identités respectives, un repli où la mémoire engloutit les individus et les collectivités  au lieu de les libérer en les reliant à l’altérité.

Vouloir affirmer sa souveraineté en s’extrayant de la communauté universelle des hommes, c’est vouloir s’affirmer en niant les solidarités transethniques, transfrontalières, transnationales et transcontinentales qui lient les hommes, au-delà des identités particulières, dans l’unité du genre humain. Pour pouvoir juger nos monstres, il faut pouvoir construire en nos cités une souveraineté ouverte et généreuse car notre conception clivée de la souveraineté fait que nos monstres sont soutenus par de larges fractions de populations qui se reconnaissent dans leur crimes et qui ne reconnaissent pas leurs victimes comme des frères en humanité injustement massacrés.

La reconquête de la souveraineté en Afrique, en cette ère de la démocratie, passe par notre capacité à opérer  un mouvement réflexif sur nous-mêmes qui nous porte à regarder en face notre division interne et à nous redéfinir comme citoyens d’un Etat particulier en même temps que d’une communauté humaine universelle. Cette  redéfinition réflexive de notre identité d’Africain est la condition sine qua non qui permettra de soigner notre division interne et de  juger nos monstres selon les réquisits du Droit comme des citoyens qui ont assassiné massivement d’autres êtres humains.

Pour pouvoir juger nos monstres en nos Etats indépendants, il faut pouvoir y construire un modèle de souveraineté édifié sur la culture de la citoyenneté. Notre conception clivée de la souveraineté atomistique, construite sur le nationalisme et sur l’enracinement dans nos appartenances primordiales, fait que nos monstres ont souvent une assise populaire indéniable. Nos monstres sont soutenus par de larges secteurs de la population qui souscrivent à une conception ethnique ou confessionnelle de la nation. Ils massacrent en toute bonne conscience en étant soutenus par de larges franges  de la population qui ne reconnaissent pas les autres comme des semblables, qui considèrent les autres comme des sous-humains, des cancrelats, des vipères à écraser ou des gangsters et des envahisseurs étrangers à pourchasser, à expulser et à exterminer.

Comment pouvoir juger localement nos monstres quand fait défaut en nos cités diversifiées et plurielles, ce consensus minimal sur les valeurs de la citoyenneté qui rendent possible le vivre ensemble d’êtres différents venus tous d’ailleurs ? Comment pouvoir juger localement nos monstres qui s’estiment légitimes dans leur oeuvre  de purification ethnique ou confessionnelle perpétrée avec le soutien actif et effectif d’une large frange des populations de nos cités ? Comment pouvoir délégitimer de manière absolue, intellectuellement et moralement, les massacres et les actes de barbarie commis par nos monstres quand les élites universitaires et les intellectuels de nos cités, leur apportent, par affinité idéologique ou tribale, leur caution comme on l’a vu en Côte d’Ivoire ? Comment pouvoir juger localement nos monstres et prononcer contre eux une condamnation pénale à la hauteur de leurs crimes, quand ces élites qui devraient représenter les remparts intellectuels et moraux de la Cité contre la barbarie, se caractérisent au contraire par une monstrueuse sècheresse de cœur, souscrivent au nationalisme et au repli identitaire les plus étriqués, récusent tout universalisme et tout humanitarisme ? (A suivre)

 

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