Pour le salut politique et économique de l’Afrique Noire, le modèle Mandela ou le modèle Kagamé ?

Le Ministre Bacongo Cissé a-t-il raison de proposer l’abrogation de la limitation constitutionnelle du mandat présidentiel en Côte d’Ivoire ?

Les propositions pertinentes et argumentées du Ministre Bacongo Cissé relatives à la mise à jour de la Loi Fondamentale ivoirienne, notamment celle portant sur la réforme du code de la nationalité, emportent sûrement le suffrage de tous les démocrates et républicains ivoiriens. Une des propositions du Ministre ne suscite pas cependant cette adhésion unanime tant  elle semble heurter la raison démocratique par son incongruité et paraître indéfendable. Il est donc essentiel de récuser argumentativement la position de ce membre important du gouvernement ivoirien, un juriste connu pour son légalisme républicain et sa pondération. La proposition du Ministre  Bacongo Cissé, relative à l’abrogation de la limitation constitutionnelle du mandat présidentiel en démocratie, est réfutable. Contrairement à ce que dit le Ministre, cette limitation n’est pas, en démocratie, un compromis politique parce que, par définition, le compromis est une position médiatrice qui accorde deux positions divergentes également légitimes. Considérer la limitation constitutionnelle du mandat présidentiel comme un compromis reviendrait contradictoirement à légitimer la dictature et la prise du pouvoir par la force. Cette limitation n’est pas non plus un dispositif fonctionnel modifiable au  gré des circonstances selon la situation historique des Etats et des continents, ni une représentation subjective des partis d’oppositions, des associations de la société civile et des puissances étrangères comme l’allègue le Ministre Bacongo.

La limitation constitutionnelle du mandat présidentiel n’est pas une « perception des oppositions africaines, » des « puissances occidentales qui les soutiennent dans leur quête de démocratie » et des « Organisations Non-Gouvernementales de promotion de la démocratie » comme le dit Mr le Ministre. Elle est, au contraire, un principe constituant des démocraties représentatives. C’est une règle  normative dans un  régime politique qui situe la source du pouvoir dans le peuple afin de le soustraire aux appropriations personnelles et aux accaparements.

Deux traits spécifiques caractérisent le régime démocratique et le distinguent des autres formes de régimes. Primo, la légitimité du pouvoir démocratique se fonde sur le peuple. Secundo, le pouvoir démocratique est un lieu vide impossible à occuper. La révolution démocratique institue le pouvoir comme lieu inappropriable par quiconque. Ni démiurges, ni thaumaturges,  les mandataires du pouvoir démocratique ne sont que de simples mortels qui occupent temporairement le pouvoir d’Etat et ne sauraient s’y installer que par la force ou par la ruse.

Dans le régime démocratique, la limitation constitutionnelle du mandat présidentiel est donc une institution qui désigne le caractère éminemment symbolique du pouvoir d’Etat. Il n’y a pas de pouvoir démocratique sans limitation constitutionnelle du mandat présidentiel. Cette limitation grave, dans le marbre de la Loi Fondamentale des Etats démocratiques, un principe a priori de la démocratie libérale. La capacité des détenteurs du pouvoir à s’approprier ce principe objectif de la démocratie  pour en faire leur maxime subjective est l’unité de mesure de leur conviction démocratique.

La décision méritoire, prise par Nelson Mandela, de restituer le pouvoir au peuple sud-africain, au terme de son premier mandat dans une Afrique du sud que son combat politique avait libéré de l’apartheid, fut la preuve de sa conviction démocratique. La décision démocratique exemplaire de cet homme exceptionnel symbolisa l’entrée de l’Afrique Noire dans la démocratie. Elle était censée inaugurer, par son exemplarité sur le continent, une nouvelle culture du pouvoir qui se voulait antithétique à celle des dictatures et des autocraties. Cette décision, qui signifia aux Africains la nature symbolique du pouvoir en démocratie et le caractère temporaire de l’occupation de son lieu  par le Prince, révoquait tous les prétextes de nécessité historique et culturelle  que les autocrates africains avaient jusque là invoqués pour se maintenir au pouvoir. Le geste de Mandela enseignait aux Africains que la légitimité historique conquise par les avant-gardes politiques des mouvements de libération sur les champs de bataille pour l’Indépendance n’était pas un critère de légitimité politique en démocratie. Il montrait aussi que la rigueur morale et l’efficacité économique et technocratique d’un chef d’Etat ne sont pas des critères supérieurs de légitimité démocratique. En démocratie représentative constitutionnelle, la légitimité historique, la rigueur morale et la compétence technocratique  ne justifient aucune appropriation du pouvoir. Elles ne sauraient supplanter la primauté du principe de la limitation du mandat présidentiel. Ces différentes formes de légitimations  apparaissent dès lors comme des accaparements du pouvoir et les ratiocinations qui tentent de les justifier apparaissent comme des ruses.

Comparativement à Nelson Mandela,  la décision de Paul Kagamé,  un homme aux qualités personnelles incontestables attestées par une gouvernance rigoureuse et efficace  sur le plan éthique politique et économique, est calamiteuse d’un point de vue démocratique. Mais elle l’est aussi d’un strict point de vue économique. La démocratie est le facteur décisif du développement économique. La limitation constitutionnelle du mandat présidentiel, qui garantit l’alternance démocratique du pouvoir, est le gage de la stabilité politique et de l’efficience du droit. Ces deux qualités libèrent en un pays les potentialités émancipatrices de l’économie de marché. L’absence de limite constitutionnelle au mandat présidentiel en un Etat instaure, au contraire, un climat d’incertitude politique. Elle favorise la dérive de la démocratie vers l’autocratie et le despotisme, et finit par engendrer, ou par aggraver, la corruption de la société et des mœurs privées et publiques.

Le modèle Mandela est le gage du progrès moral politique et économique de l’Afrique. Le modèle Kagamé est au contraire le gage de sa régression morale  politique et économique à court ou long terme. Nelson Mandela est iconifié et statufié en Afrique du Sud comme symbole de l’égalité, de la liberté et de la démocratie.  Le modèle de sa gouvernance est la boussole qui permet aux Sud-Africains de lutter contre la dérive oligarchique de l’ANC et de progresser, ce faisant, sur la voie ardue de la démocratie. Paul Kagamé désoriente au contraire son peuple et obère son avenir politique et économique en légitimant à ses yeux, et à ceux des Africains,  le modèle de l’autocratie après avoir combattu une dictature génocidaire. Il est l’anti-modèle du démocrate. Le modèle de sa gouvernance se situe dans la tradition des despotismes éclairés. Nelson Mandela est célébré dans le monde entier comme génie tutélaire de la démocratie africaine. Le modèle de sa gouvernance est, pour les Africains, le symbole inaltérable de la limitation démocratique du pouvoir  et la référence éternelle de leur combat contre les dictatures, les despotismes et les autocraties. (A suivre)

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