Quel est l’objectif cardinal de la révolution démocratique en Afrique Noire ?

Après un quart de siècle, un bilan contrasté se dégage de l’expérience démocratique en Afrique Noire. La vigueur de la demande démocratique des peuples et les transitions démocratiques réussies en Côte d’Ivoire et  au Burkina Faso,  ne font pas oublier la résistance des autocraties qui tendent à se perpétuer au moyen des coups d’Etat constitutionnels. Dans la plupart des pays d’Afrique Noire, la politique démocratique a été réduite à l’affrontement entre les élites pour l’appropriation du pouvoir et on a demandé à l’économie de marché de résoudre par elle-même les problèmes de la pauvreté, de l’inégalité et de l’exclusion sociale que son darwinisme interne contribue pourtant à aggraver.

 La dérégulation de l’économie  et la croissance n’ont donc pas permis de résorber la grande pauvreté et de réduire les inégalités. On a plutôt assisté à une progression concomitante de la croissance économique, de la grande pauvreté, du creusement des inégalités, de l’exclusion sociale et politique. Cette dualisation accrue des sociétés d’Afrique Noire se traduit par le développement du risque terroriste, du nationalisme ethnique et confessionnel, de la guerre civile et du sécessionnisme. Ce déficit social et politique met donc en évidence les limites intrinsèques d’une démocratie qui s’est mise à la remorque de l’économie dérégulée de marché en abdiquant de son rôle politique spécifique.

 Le problème qui ressort de ce quart de siècle d’expérience démocratique est donc celui de la déficience de la politique démocratique africaine et de son incapacité à jouer son rôle dans l’économie de marché. Pour sortir du cercle vicieux de la mal gouvernance et du mal développement qui s’entretiennent réciproquement, il nous faut nécessairement révolutionner notre manière de concevoir la politique et son objectif cardinal dans la nouvelle économie marchande. En Afrique Noire il faut donc clarifier la destination de la révolution démocratique. Il faut éclairer le but de la politique et le rôle des autorités politiques dans une économie dérégulée de marché.

 Par définition, l’objectif de la politique  est d’administrer la cité pour en assurer  le bonheur. Sa tâche est d’une part de réaliser l’intégration de la société, d’unifier ses composantes, et d’autre part de protéger l’expression des particularités, de représenter politiquement leurs intérêts. Ces deux exigences complémentaires ont été à l’origine des corps politiques qui se sont réalisés sous la forme de la République et de la démocratie dans la modernité. Un Peuple se donne un Etat pour incarner sa souveraineté. Le pouvoir politique est institué  pour mettre la puissance publique au service des intérêts supérieurs de la nation. L’exercice du pouvoir vise à assurer la pérennité du corps social, à protéger la vie et la sécurité de ses membres, à assurer leur bien-être individuel et collectif. Dès lors, le pouvoir politique ne saurait avoir d’autre but que de garantir la liberté et la capacité des citoyens à agir  dans l’histoire, à en maîtriser les contingences et les nécessités.

Sous cette perspective le rôle de la politique démocratique dans l’économie marchande dérégulée, en une Afrique Noire marquée par la pauvreté de masse et l’inégalité, ne saurait se réduire à l’arbitrage de la libre compétition des Entreprises. En démocratie, la politique est régie par un impératif social. L’intervention démocratique de l’autorité politique, au plan strictement politique, consiste à lutter contre la pauvreté, l’inégalité et la rupture de l’unité nationale. Elle consiste à construire cette unité au moyen d’une politique d’intégration culturelle, sociale et économique de la diversité des individus et des peuples. Au plan économique, la politique démocratique est, dans les pays en développement, régie  par l’impératif de transformer l’économie de marché en développement endogène. L’objectif ultime de la politique démocratique est, à ce niveau, de gérer politiquement le changement social impliqué par le passage d’une économie contrôlée à une économie dérégulée. Sa tâche est d’articuler les logiques divergentes et les intérêts conflictuels des acteurs sociaux et des acteurs économiques. Sa fonction est d’harmoniser les impératifs contradictoires de l’investissement et de la redistribution. Son activité consiste à réaliser l’intégration des impératifs économiques et sociaux. Ce rôle de médiation est imparti au système politique, à ses institutions, et notamment au parlement. En démocratie ce dernier n’a pas vocation à être la caisse de résonance de l’exécutif.  La démocratie « donne au système politique un rôle de médiation entre les acteurs sociaux et économiques et entre ceux-ci et l’Etat qui maintient ensemble les composantes du développement » dit Alain Touraine.

 Lorsque dans les pays en développement, la course effrénée au pouvoir et aux capitaux fait passer au second plan la problématique vitale de l’intégration des acteurs sociaux et des acteurs économiques, les logiques différentes et les intérêts opposés de ces derniers désarticulent la société et la font imploser.  Lorsque le système politique abdique de son rôle démocratique qui est de gérer politiquement le changement social en favorisant activement les compromis nécessaires à la participation sociale et à la mobilisation des ressources endogènes, la séparation des acteurs sociaux, des acteurs économiques et de l’Etat conduit à la régression économique et au mal-développement.

L’objectif cardinal de la révolution démocratique en Afrique Noire n’est pas de promouvoir une politique purement libérale et exclusivement économique. La démocratisation vise à limiter l’Etat par les droits fondamentaux pour le  transformer en agent de développement endogène préoccupé de moderniser l’économie, de redistribuer les produits de la croissance afin de réaliser de manière tangible le principe de citoyenneté et de similarité. En Afrique Noire l’indispensable gestion autonome de l’économie doit être complétée par une intervention démocratique de l’autorité politique contre la pauvreté de masse, l’inégalité et l’exclusion sociale.

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