La démocratie est en Afrique, malgré des avancées remarquables, globalement menacée par sa dérive autocratique et partitocratique. Couvertes par le manteau de la légalité, diverses formes d’accaparement du pouvoir tendent de plus en plus à vider la démocratie de sa substance. Ici, un autocrate organise un référendum pour couvrir une prorogation indue de son mandat après avoir manipulé la constitution pour donner une forme légale à son action d’accaparement du pouvoir. Là, une caste de politiciens détenant de fait le monopole du système politique se dispute le pouvoir et se le transmet dynastiquement sous la couverture de la libre compétition démocratique. Ailleurs, des partis dominants se partagent alternativement le pouvoir dans un schéma partitocratique. Arguant de leur statut de mandataires du peuple, bon nombre d’élus africains se font les dépositaires de son pouvoir. Concevant ethniquement ou confessionnellement le peuple démocratique, estimant de ce fait incarner politiquement ce peuple et en être les représentants, ils s’approprient sa souveraineté. Cette logique d’accaparement transforme la compétition démocratique en lutte personnifiée pour la main-mise sur le pouvoir. Elle réduit l’exercice du pouvoir démocratique aux stratégies d’appareil qui assurent son appropriation partisane ou personnelle.
Le fléau des accaparements légaux du pouvoir pose donc, dans la démocratie africaine, la question de la légitimité des appropriations politiques du pouvoir. Ces appropriations sont-elles conformes à l’esprit de la démocratie ? Si le pouvoir est en démocratie la propriété du peuple, l’est-il pour autant de ses mandataires et de ses représentants ? La définition de la démocratie comme pouvoir du peuple n’interdit-elle pas au contraire toutes les formes d’appropriations personnelles et factionnelles du pouvoir ?
Sauvegarder la démocratie dans une Afrique en proie aux accaparements légaux du pouvoir exige donc de déterminer exactement ce que signifie la démocratie comme pouvoir du peuple. Dire que la démocratie est le pouvoir du peuple veut dire que la démocratie est « le pouvoir de la communauté tout entière des citoyens » souligne Pierre Rosanvallon. En cette définition, le pouvoir démocratique est conçu comme propriété indivise et inaliénable de la nation. En tant que tel, le pouvoir du peuple ne peut être la propriété d’un parti politique, d’un groupe d’intérêt ou d’une personne. Le pouvoir démocratique est défini par son détachement de toutes les particularités. Il ne saurait alors être accaparé par quiconque, fut-il un mandataire ou le chef de l’Etat en personne.
Certes, en démocratie la légitimité du pouvoir se fonde sur le peuple. « Mais – comme l’a dit Claude Lefort – à l’image de la souveraineté populaire se joint celle d’un lieu vide, impossible à occuper, tel que ceux qui exercent l’autorité publique ne sauraient prétendre se l’approprier ». Détaché des particularités, le pouvoir est une institution dont personne ne peut s’approprier. Alain Touraine précise en ce sens que « le pouvoir du peuple ne signifie pas pour les démocrates que le peuple s’assoit sur le trône». Cette expression signifie au contraire qu’il n’y a plus de trône ». Le pouvoir démocratique, en tant qu’il émane du peuple, n’est donc le pouvoir de personne, ni un lieu de souveraineté destiné à être occupé par un quelconque prince. C’est en ce caractère inappropriable du pouvoir démocratique, et en cette vacuité insigne de son lieu, que la démocratie se distingue de toutes les autres formes de régimes.
A la différence du pouvoir royal, impérial, ou monarchique symbolisés par le trône et caractérisé par les occupations héréditaires, le pouvoir démocratique « apparaît comme un lieu vide et ceux qui l’exercent comme de simples mortels qui ne l’occupent que temporairement ou ne sauraient s’y installer que par la force ou par la ruse » dit Claude Lefort. Loin de définir le pouvoir comme un espace de souveraineté destiné à être occupé par les mandataires du peuple et par les élus en charge de l’autorité publique, le pouvoir démocratique désigne un lieu vide et une absence de trône. La révolution démocratique détruit les trônes et les divers systèmes d’accaparement du pouvoir. En Afrique, elle impose de révoquer le point de vue colonial et autocratique du pouvoir et de l’Etat comme foyer de puissance et de domination. Il nous faut abandonner la conception thaumaturgique du pouvoir comme propriété d’un démiurge disposant d’une force surnaturelle et détenant les moyens de la transformation sociale. Le pouvoir démocratique se conjugue sur le mode de l’impouvoir.
A quelle idée positive du pouvoir démocratique renvoie alors sa signification négative comme entité dont personne ne peut s’approprier ? Quel sens attribuer à la lutte politique démocratique qui ne doit donc plus être conçue comme une lutte pour la prise du pouvoir et pour l’occupation d’un trône ? Que signifie exercer le pouvoir en démocratie ?
Loin de désigner un patrimoine du peuple et un espace de puissance collective ou personnel, le pouvoir du peuple signifie selon le mot d’Alain Touraine « la capacité pour le plus grand nombre de vivre librement » et d’exercer ses droits fondamentaux. La lutte politique partisane et l’exercice démocratique du pouvoir se conçoivent alors comme formulations concurrentes, expressions divergentes et défense institutionnelle de ces droits individuels et collectifs.
C’est à l’aune de cette acception normative de la démocratie, de cette définition fondamentale du pouvoir du peuple qui délégitime toutes les formes d’accaparement du pouvoir, que doit être évaluée et corrigée la représentation de la démocratie sous nos latitudes. En démocratie, la lutte pour le pouvoir et la prise du gouvernement ne signifient pas la conquête d’un trône et la prise d’un dominium. Elles désignent un exercice toujours temporaire de la responsabilité politique par les autorités qui sont en charge des affaires publiques devant le peuple souverain. Le pouvoir du peuple n’est la propriété personnelle de quiconque.
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